Ingrid Bergman à Berlin

DIE VIER GESELLEN (Quatre Filles courageuses) 1938 Carl Froelich

En 1938, Ingrid Bergman a 23 ans. Elle est déjà une vedette en Suède, son pays d’origine, où elle a tourné neuf films. Elle est convoitée par des producteurs allemands et américains, qui augurent son potentiel de star mondiale. Maîtrisant parfaitement la langue de Goethe, elle passe par Berlin pour y tourner un film sous la direction de Carl Froelich1, avant de s’exiler à Hollywood.

1 Personnage ambigu, Carl Froelich a tourné 77 films entre 1913 et 1951. Il a notamment été « superviseur artistique » de « Mädchen in Uniform »/ »Jeunes Filles en uniforme » (1931), chef d’œuvre de Leontine Sagan, qui évoque des amours saphiques dans une institution réservée aux filles. Sous le IIIe Reich, Froelich devient membre actif du parti national-socialiste. Il est très apprécié par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, qui voyait en lui un des meilleurs cinéastes du Reich.

1938 est l’année où Adolf Hitler, chancelier au pouvoir illimité, proclame l’annexion de l’Autriche en février ; l’année où les droits des juifs sont fortement réduits ; une année qui culmine en novembre avec la nuit de cristal où 101 synagogues et 7500 commerces juifs sont détruits en une seule nuit. C’est dans cette Allemagne fasciste, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, qu’Ingrid Bergman, à la beauté époustouflante, interprète une jeune graphiste dans une comédie légère qui comporte un fort sous-texte féministe, plutôt surprenant.

Le film raconte l’histoire de quatre jeunes filles, fraîchement diplômées après quatre années d’études dans une école d’art graphique. Mais la recherche d’un premier emploi s’avère difficile, car elles ne sont pas prises au sérieux. Le conseil paternel généralisé est alors : « Marie-toi donc, au lieu de chercher du travail ».

Un conseil que Marianne (Ingrid Bergman) a déjà refusé face à son professeur (Leo Slezak) qui, tombé amoureux d’elle, veut l’épouser. S’il apprécie son talent de graphiste, il n’a nullement envie de l’associer à sa propre agence, mais la voit comme une femme au foyer dévouée, qui cuisine, fait le lit et lui donne une ribambelle d’enfants. Marianne, qui n’est pas insensible au charme du professeur Lang, refuse toutefois ses avances afin de prouver qu’elle est capable de se faire un nom dans le métier.

Elle a alors l’idée d’associer ses amies, Käthe (Sabine Peters), Lotte (Carsta Löck) et Franziska (Ursula Herking), pour fonder ensemble une agence de communication avec un nom qui gomme le genre et leur permet, de manière anonyme et grâce à leur talent, d’accéder à de petites commandes : Die vier Gesellen (littéralement : les quatre compagnons).

Tout au long du film, les quatre filles évoluent dans des espaces fortement imprégnés des principes avant-gardistes du Bauhaus2, célèbre école d’architecture et de design allemande, fermée par les nazis cinq ans avant le tournage du film.

2 Le Bauhaus a existé de 1919 à 1932 sous la direction de Walter Gropius, Hannes Meyer et Ludwig Mies van der Rohe. « J’ai trouvé dans le Bauhaus l’expression la plus parfaite d’un art dégénéré ! », déclare en 1935, Joseph Goebbels, ministre de la Propagande allemande.

Froelich affirme le lien entre design et architecture, grâce au travail de son décorateur Franz Schroedter3, dès les premières images prises dans l’école d’art graphique, avec les escaliers épurés et les murs blancs sur lesquels de grandes baies vitrées projettent l’ombre portée de leurs fines menuiseries.

3 Décorateur de film et architecte, Franz Schroedter construit la même année l’atelier (également très vitré) de Carl Froelich à Berlin. Si le Nazisme rejette les principe du Bauhaus pour l’architecture officielle, il est toléré pour des bâtiments « utilitaires ».

Leur propre atelier, un immense espace au dernier étage d’un ancien immeuble de style wilhelminien4 est un open space complètement vitré avec vue imprenable sur les toits de Berlin ! Outre le fait que quatre filles sans ressources n’auraient jamais eu la possibilité de louer un espace aussi prestigieux dans la réalité, Schroedter et Froelich dépeignent une approche du design étonnamment progressiste par rapport à la ligne générale dictée par le gouvernement.

4 Concept de société associé à l’empereur allemand Guillaume II. En architecture le « Wilhelminisme » se manifeste par des immeubles qui combinent classicisme et néo-baroque.

L’immeuble, qui abrite le siège des quatre filles, est situé au 69 de la Potsdamer Strasse : il existe toujours, mais la jolie mansarde vitrée avec sa terrasse a été bombardée (et non reconstruite) entre 1940 et 45.

Froelich investit les rues de Berlin qui font partie intégrante de l’atmosphère du film. Pourtant, rien ne laisse présager le nouvel ordre en train de se mettre en place, ni l’antisémitisme ambiant qui règne en Allemagne. On visite à travers les déambulations de Marianne, plusieurs lieux caractéristiques, dont certains détruits ensuite par la guerre, comme la gare Friedrichsstrasse, le Hallesche Tor, la place Fehrbelliner ou encore la centrale électrique Klingenberg (ci-dessus à droite), construite en brique par Hans Heinrich Müller entre 1925 et 1929.

Un autre exemple illustre l’association entre art graphique et architecture moderne, à l’occasion d’une scène montrant Ingrid Bergman en pleine recherche d’emploi infructueuse à Berlin. Après un énième refus, elle quitte dépitée le fameux Shell-Haus, un des bâtiments des plus emblématiques du mouvement Neue Sachlichkeit5 (= nouvelle objectivité), construit en 1930/31 par l’architecte Emil Fahrenkamp. Une structure en métal soutient cet édifice couvert de panneaux de travertin aux angles arrondis, qui par leur mouvement ondulant rappellent la présence de la rivière Spree à proximité.

5 Style d’architecture épuré des années 20 et 30, très en vogue en Allemagne jusqu’à son interdiction brutale par la prise du pouvoir des nazis.

Quand l’agence décroche un gros contrat pour la publicité d’une marque de cigarettes, Marianne croit avoir enfin réussi. Mais elle se retrouve de plus en plus souvent seule dans l’atelier : Käthe et Lotte sont tour à tour tombées amoureuses et Franziska, qui se voit toujours une âme d’artiste, prépare en cachette l’exposition de ses tableaux.

Froelich fait clignoter de manière insistante l’enseigne de la « UFA Lichtspiele » en arrière-plan, un des plus grands cinémas de Berlin situé juste en face de l’atelier. C’est justement dans ce cinéma que Lotte sort avec son fiancé au lieu de seconder Marianne.

Käthe et Lotte sont sommées par leurs hommes respectifs de choisir entre amour ou carrière … et c’est l’amour qui gagne. Marianne travaille pour quatre jusqu’à épuisement et doit se rendre à l’évidence : son rêve d’association à succès a échoué.

La dernière scène du film montre Marianne visitant seule l’exposition de Franziska. Elle s’arrête devant un tableau qui représente les quatre compagnons dont elle constitue le centre. Le professeur Lang la rejoint alors (ils se croisent sans cesse dans le film), et, au lieu de réitérer une troisième tentative de demande en mariage, lui fait une touchante déclaration d’amour.

Si cette fin montre bien l’échec des ambitions professionnelles de Marianne, et même si Froelich reste conformiste en vue de l’inévitable « fin heureuse » qui rétablit en apparence les conventions de la famille traditionnelle promue par le IIIe Reich, elle laisse au moins une porte ouverte : dans sa déclaration, le professeur Lang accepte de ne pas changer cette jeune femme intrépide et indépendante et de l’aimer pour ce qu’elle est et non pas pour ce qu’elle devrait être à ses yeux … et aux yeux de toute la société.

DIE VIER GESELLEN (Quatre Filles courageuses) 1938 Carl Froelich

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