LE STREGHE (Les Sorcières segment « La terre vu de la lune ») 1967 Pier Paolo Pasolini
À côté de Sophia Loren, Gina Lollobrigida et Claudia Cardinale, Silvana Mangano incarne dans le cinéma italien des années 1950/60 non seulement un idéal féminin, mais surtout un « sexy de gauche » (selon la formule de G. Cimmino et S. Masi).

Son mari, l’influent producteur Dino De Laurentiis, en 1967, lui fait cadeau d’un film à sketches (un genre très populaire en Italie), où elle est la vedette de chacun des épisodes, face à Helmut Berger, Alberto Sordi, Totò et Clint Eastwood (!). Les cinq segments sont réalisés par Luchino Visconti, Mauro Bolognini, Franco Rossi, Vittorio De Sica et Pier Paolo Pasolini.

Ce dernier vient de tourner Des oiseaux, petits et gros, un road movie pédestre inspiré de l’histoire de François d’Assise. Les vedettes en sont le comique Totò et le jeune Ninetto Davoli, que Pasolini réunit à nouveau pour La terre vue de la lune, troisième segment des Sorcières, toujours dans des rôles de père et fils insolites et un peu cabossés.

Comme dans Accattone et Mamma Roma – Pasolini pose sa caméra dans les borgate, ces banlieues romaines où la pauvreté est devenue si photogénique – au moins dans les films des néoréalistes italiennes. Mais contrairement à ses œuvres antérieures, où un regard âpre et réaliste exposait la misère humaine dans un noir et blanc contrasté, il opte ici pour un comic-strip grotesque aux couleurs appuyées.

Le sketch, d’une durée de 31 minutes, est tourné en novembre 1966 dans divers extérieurs à Rome, Ostia et Fiumicino. Certaines scènes d’intérieur sont réalisées dans les studios de Cinecittà.


L’épisode se distingue par son utilisation des décors et de la couleur, mais déçoit par un scénario peu abouti. Il peut même exaspérer par les grimaces et gesticulations de Totò et Ninetto, face à une Silvana Mangano transformée en sainte : posée, bienveillante, presque hiératique.

Après l’enterrement de sa femme, Ciancicato Miao (Totò), un homme âgé, et Baciù, son fils un peu simplet, partent à la recherche d’une nouvelle femme et mère — pourvu qu’elle ne soit pas rousse ! Un critère amoureux discutable, mais chacun son traumatisme.

Pasolini montre trois tentatives pour approcher des femmes dans des paysages urbains différents mais tout aussi désolants les uns que les autres. Ils rencontrent d’abord une jeune veuve vivant dans une grande demeure isolée et en ruines, si elle n’est pas hantée (le casino Gerini, également connu sous le nom de « la Palazzina »), située sur un vaste domaine du côté de la Via Appia Pignatelli.

Puis, ils abordent la prochaine devant une autre ruine, avant de réaliser qu’il s’agit d’une prostituée.


En face d’une usine, à côté de l’ancien marché couvert (à l’intersection entre le viaduc ferroviaire Settimia Spizzichinola et la Via Ostiense), ils craquent pour un mannequin… qui est littéralement un mannequin. On a vu des hommes se tromper, mais rarement avec autant de conviction.

Finalement, au bout d’un an de recherche, ils tombent sur la perle rare : agenouillée devant l’autel d’un saint, Assurdina Cai (Silvana Mangano) une sourde-muette.

L’aspect visuel du film étant primordial, Pasolini réalise un storyboard sous forme de bande dessinée, qui contient déjà les éléments essentiels en matière de décors et de couleurs, notamment l’autel vert entouré de deux colonnes rouges, construit pour les besoins du film. Au cours du tournage, il modifie la couleur des cheveux de Silvana Mangano, passant du bleu au vert, afin de les accorder à sa robe.

Assurdina accepte de devenir la femme de Ciancicato – preuve qu’elle a un cœur immense, ou qu’elle a mal compris la question. L’autel a été posé Via Passo della Sentinella, dans le quartier d’Isola Sacra à Ostia. On aperçoit également, en arrière-plan à gauche devant les quatre colonnes, une statue représentant Sophia Loren, œuvre de l’artiste Assen Peikov.

Arrivée dans la baraque où vivent père et fils, Assurdina transforme en un clin d’œil le taudis insalubre des Miao en un nid douillet et accueillant.



Cette séquence, la plus belle du film, s’inspire probablement de scènes similaires dans Miracle à Milan (de Vittorio de Sica), mais elle est surtout prémonitoire : elle annonce l’esthétique poétique des films d’Aki Kaurismäki, avec vingt ans d’avance.

Ce dernier meuble ses histoires de personnages défavorisés avec un design minimaliste et très précis, où des objets insolites (juke-box, mange-disque, meubles des années cinquante) et des couleurs saturées prennent une importance particulière.

Mais ce bonheur est de courte durée : le trio désire une maison plus grande et plus confortable. Lorsqu’une petite villa en face est mise en vente, Ciancicato croit avoir l’idée du siècle : Assurdina doit simuler une tentative de suicide afin d’attendrir les passants et de collecter l’argent nécessaire à l’achat.

Pour que le plan fonctionne, il faut se rendre dans le centre-ville, là où affluent touristes et habitants plus fortunés. Le Colisée devient le décor somptueux de leur arnaque improvisée : quitte à frauder, autant le faire dans un monument classé !


Le plan est saboté par un couple de touristes caricaturaux et peu respectueux des lieux (l’inimitable Laura Betti et Luigi Leoni, dans une parodie de Stan Laurel et Oliver Hardy vêtus en colons).
Une peau de banane, jetée négligemment par l’un d’eux, fait glisser Assurdina… vers une mort certaine !

Cette chute dramatique constitue une critique acerbe du comportement des touristes qui envahissent Rome. Pasolini dénonce avec virulence leur grossièreté, leur manque d’égards pour le patrimoine — ainsi que celui des habitants de Rome relégués en périphérie pour ne pas faire tache. La farce, dont la raison d’être est de mettre en valeur Silvana Mangano, lui permet en même temps de mettre en évidence la gentrification du centre de Rome.

Pour atténuer la noirceur de ce drame, Pasolini pousse l’absurde jusqu’au bout et ressuscite Assurdina. Il conclut par une morale quelque peu tirée par les cheveux : « Être mort ou être vivant, c’est la même chose. »
Philosophiquement discutable. Cinématographiquement audacieux. Urbanistiquement imparable.
LE STREGHE (Les Sorcières segment « La terre vu de la lune ») 1967 Pier Paolo Pasolini