THE BRUTALIST 2024 Brady Corbet
3/3 : LA QUINTESSENCE DU BEAU
Avertissement : L’article contient des divulgations importants de l’intrigue.
Si le personnage de l’architecte László Toth (Adrien Brody) est abondamment mais injustement critiqué dans quelques recensions qui ont accompagné la sortie du film (« génie incompris, arrogant, hors du temps et assimilant tout compromis à une compromission » selon Michel Guerrin dans un article du Monde1), personne ne semble s’interroger sur l’absurdité de la commande du magnat Harrison Van Buren (Guy Pearce).

Car ce capitaliste influent souhaite, sous prétexte de construire un bâtiment pour sa commune, ériger un monument à la gloire de sa mère qu’il vénère. Ce centre communautaire doit rassembler en un seul lieu, une bibliothèque, un gymnase, un théâtre et une chapelle. L’arbitraire de cet agglomérat de fonctions contradictoires devient évident quand Toth propose d’ajouter une piscine, suggestion ironique qui sera refusée par Van Buren, sous prétexte qu’il n’aime pas nager (!) …

Faut-il s’étonner que l’architecte réponde avec une proposition qui, sans négliger la demande initiale, la détourne pour l’adapter à ce qui l’intéresse vraiment ?

Car Toth aura sa piscine : sous la forme d’un gigantesque réservoir souterrain d’eau de pluie, structuré par de magnifiques colonnes aux arrondis appuyés, qui semble tout droit sorti du catalogue de Frank Lloyd Wright et filmé – en réalité – dans l’impressionnant réservoir József Gruber (construit entre 1972 et 1980) à Budapest, d’après les plans de l’ingénieur József Janzó ! L’extravagance formelle (et dimensionnelle) de ce bassin est un joli pied de nez à son client.

Le projet que Toth présente à Van Buren sous forme de maquette imposante, lui permet de démontrer le jeu subtil de la lumière censée s’engouffrer dans les failles d’un bâtiment qui paraît – au premier abord – opaque et fermé comme un bunker… et évite soigneusement de dévoiler ses qualités spatiales.


Les fentes du toit projettent, par exemple, une croix lumineuse sur l’autel de la chapelle, située au centre de l’édifice. Ce dispositif renvoie inévitablement à la chapelle de la lumière, conçue par Tadao Ando à Osaka en 1989 (où les fentes dans le mur en béton derrière l’autel dessinent également une croix de lumière). Mais pour la décoratrice Judy Becker, un autre bâtiment conçu par Marcel Breuer2 en 1964, bien moins connu, joue le rôle de déclencheur pour cette partie de la chapelle : Westchester Reform Temple à Scarsdale (New-York) dont les parties vitrées dans le toit formaient une croix de David. Malheureusement, ce bâtiment a été agrandi et complètement remodelé en 2004 par Rogers Marvel Architects, effaçant le concept initial.
2Architecte qui inspire le personnage de László Toth, même s’il demeure un être de fiction (voir « László Toth 1/3″).

Toth, architecte visionnaire, reste intransigeant sur la manière dont ses esquisses doivent être exécutées. Cette passion le conduit jusqu’à mettre en jeu ses honoraires pour amortir les surcoûts, afin que les proportions de son bâtiment soient respectées !

La relation entre László et sa femme Erzsébet, qui le rejoint aux Etats-Unis, complexe et fusionnelle, n’est pas exempte de disputes ou désaccords, tout en restant son plus grand soutient. En étudiant ses plans du centre qu’elle trouve assez inhabituels, elle lui demande :
« Alors, pour quelle partie du bâtiment payons-nous ? »
« La hauteur sous plafond. Et le verre des lucarnes. »
« Ça me plaît », répond-elle.

Le film s’attarde avec justesse sur l’importance de la bonne proportion et du matériau juste dans une œuvre architecturale – les clés de la réussite d’un bâtiment. Et sur la nécessité de défendre cette qualité, quitte à passer pour un despote. Corbet partage, dans sa manière de produire ses propres films, les ambitions de son héros. S’il tourne en VistaVision, c’est aussi pour faire revivre et pour rendre hommage à une forme de matérialité et de grain qui ont été perdus, avec l’usage du numérique.


Artisan-réalisateur en marge du système hollywoodien, il est donc normal que Corbet insiste sur la noblesse des matériaux et sur l’importance du savoir-faire des ouvriers, à travers Toth qui observe attentivement le travail des métalliers, quand ils soudent et plient le mobilier dessiné par lui.

La séquence, sans doute la plus belle et la plus terrifiante du film, est tournée dans les carrières de Carrare en Italie, pour extraire le bloc de marbre qui servira d’autel dans la chapelle.

Corbet capte la majestuosité du site sous des cieux menaçants, transpercés par le soleil faisant ressortir la blancheur et le veinage du marbre.

Que l’architecte ait détourné la commande, comme le révèle l’épilogue à Venise, pour en faire un monument à la mémoire de la Shoah (reprenant les dimensions des cellules tout en augmentant leur hauteur) est une jolie métaphore, mais reste, dans la réalité, peu crédible 6. La beauté du geste et la lucidité du film sont cependant plus importants que sa vraisemblance. C’est aussi ça, le pouvoir du cinéma !
6 Comme la célébration d’un architecte brutaliste lors de la première biennale de l’architecture de Venise en 1980, entièrement dédié au postmodernisme.


La mise en scène maîtrisée et captivante apporte un soin particulier à l’utilisation du son, sans parler de l’immense travail de la décoratrice Judy Becker, qui n’hésite pas à mélanger effets spéciaux anciens et dernier cri. Le décor évoque ainsi un monde complexe et impressionnant, où le projet architectural peut être vu comme la métaphore de l’âme de son créateur. Le centre communautaire n’est par ailleurs montré que de manière très fragmentée, avec des cadrages soignés et une mise en scène réfléchie.

Le film culmine dans une scène d’anthologie qui commence avec un impressionnant plan-séquence, dans lequel Erzsébet affronte Harrison Van Buren et sa famille. Face aux accusations formulées par la femme de l’architecte, le magnat s’enfuit ensuite dans son centre communautaire pour s’y perdre … La commande de sa vie devient alors son mausolée.

Il faut donc se demander si le titre du film n’est pas un leurre : qui est le « brutaliste » dans le film ? L’architecte-artiste ou son commanditaire, le businessman ? Car, au lieu de nous donner un aperçu du courant brutaliste en architecture, le film nous rappelle plutôt, que les principes de bases du capitalisme ne peuvent être marqués que par… la brutalité.
THE BRUTALIST 2024 Brady Corbet