László Toth, architecte torturé (1/3)

THE BRUTALIST 2024 Brady Corbet

1/3 : L’ENIGME DE L’ARRIVEE

A défaut de ne pas convaincre entièrement par l’image qu’il véhicule sur l’architecture brutaliste1, « The Brutalist » réunit beaucoup d’autres qualités inattendues. La plus importante étant sans doute ses qualités cinématographiques : épique2, innovant et maîtrisé, le film ne donne à aucun moment le sentiment d’être long ou redondant.

1 Version radicalisée de l’architecture moderne des années 1950 à 1970, caractérisée par l’absence d’ornements, la répétition et l’utilisation du béton brut de décoffrage, matière de prédilection de ce style d’architecture parfois sculptural, parfois hermétique et primitif.

2 Le film, d’une durée de 3h35 est divisé en deux parties (« L’Énigme de l’arrivée 1947-1952 » et « La Quintessence du beau 1953-1960 »), séparé par un entracte de 15 minutes et encadré d’une ouverture et d’un épilogue.

L’évocation des années cinquante aux Etats-Unis, beaucoup moins glamours que veulent bien nous le faire croire la plupart des productions récentes, est un autre mérite de ce film, tourné non pas sur le nouveau continent, mais à Budapest en Hongrie pour des raisons budgétaires.

Plus importante encore est la révélation des ravages de la Shoah et de la difficulté à se reconstruire pour les victimes après avoir survécu aux camps d’extermination. L’horreur des camps n’est pourtant jamais montrée, ni même évoquée, mais elle imprègne chaque instant en creux. Et s’invite dans l’absence d’explication donnée au comportement torturé de László Toth, l’architecte (Adrien Brody), qui touche aussi sa femme Erzsébet (Felicity Jones) et encore sa nièce Zsófia (Raffey Cassidy – ci-dessus), dont on prend connaissance quand elles rejoignent enfin László dans son exil. Comme déjà dans « La Zone d’intérêt » de Jonathan Glaser, le véritable sujet du film réside dans l’évocation puissante de l’horreur et de la privation des camps, sans jamais en montrer quoi que ce soit.

Accessoirement, Brady Corbet lance aussi une charge virulente contre les méfaits du capitalisme, système qui soutient bien souvent l’art dans le but de s’acheter une respectabilité, sans le comprendre ni l’apprécier. Un capitalisme arrogant qui abuse à volonté de l’artiste / de l’architecte, au propre comme au figuré.

Corbet s’inspire, pour le personnage de l’architecte qu’il prénomme László Toth, de la vie de Marcel Breuer, architecte hongrois formé au Bauhaus à Weimar, qui a fuit le nazisme en 1935 via Londres et Paris, allant jusqu’à Chicago où il a réalisé plusieurs œuvres emblématiques du mouvement « brutaliste ».

3 László … comme László Moholy-Nagy, peintre et plasticien hongrois, enseignant éminent du Bauhaus, qui a fuit le nazisme pour s’installer en 1937 à Chicago, où il a participé à l’ouverture du New Bauhaus.
Toth … comme André de Toth, cinéaste hongrois, qui a fuit le nazisme en 1939 pour s’installer à Hollywood, et y a tourné surtout des westerns de série B.
Mais aussi : Toth…  comme Organisation Todt, groupe de génie civil et militaire du troisième Reich, responsable de la construction du mur de l’Atlantique aux milliers de m3 de béton. Ses travaux sont essentiellement réalisés par des prisonniers des camps de concentration dans des conditions atroces.

Le mobilier épuré fait d’un tube recourbé d’un seul tenant que Toth conçoit chez son cousin Attila, après son arrivée aux Etats-Unis, ressemble étonnamment au design qui a fait la gloire de Marcel Breuer. Par la suite, Corbet et sa cheffe décoratrice Judy Becker (qui a accompli un travail considérable), s’éloignent du personnage de Breuer en lançant notre architecte de fiction vers un projet pour un centre communautaire …

… projet d’envergure qui se trouve au centre du film et qui semble prendre source dans une réinterprétation blafarde du postmodernisme, aussi déroutante par son aspect massif que par son absence d’harmonie des volumes.

Car si le brutalisme produit en effet une architecture revêche et froide qui se passe des fioritures du passé, il ne se contente pas non plus d’empiler des formes géométriques de base (comme nous le montre la maquette). Le film évacue également toute la dimension sociale du mouvement, qui est essentiel pour sa compréhension, pour ne la réduire qu’à une simple valeur esthétique.

Peu importe, car le sujet du film est la renaissance de Toth aux Etats-Unis, qui prend la forme d’un chemin de croix semé d’embûches, dénonçant la méfiance des Américains envers les immigrants en général, et le mépris des juifs en particulier.

La relation entre le nabab Harrison Van Buren (interprété par un Guy Pearce en roue libre dans un rôle qui confirme son immense talent) et l’architecte László Toth (Adrien Brody, qui donne pour la deuxième fois, après « Le Pianiste » de Polanski, un portrait saisissant d’un rescapé de la Shoah) est dès le départ toxique. Si le premier est un commanditaire despotique, arrogant et inconstant, le deuxième est surtout préoccupé par le fait de ramener femme et nièce aux Etats-Unis, retenues depuis la fin de la guerre en zone soviétique.

L’aménagement d’une bibliothèque, commandée par Harry (Joe Alwyn), le fils de Harrison, tourne d’abord au fiasco et se termine avec le renvoi (sans dédommagement) de l’architecte. Un épisode qui s’inspire des expériences de l’architecte hongrois Ernő Goldfinger5, qui immigra dans les années trente au Royaume-Uni et offusqua un client avec un projet trop moderne pour ce dernier.

5 Oui, ce même Goldfinger qui inspira Ian Fleming pour créer un super-criminel qui aime l’architecture moderne !

(à suivre la semaine prochaine sur cet écran)

THE BRUTALIST 2024 Brady Corbet

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