SAUTE MA VILLE 1968 Chatal Akerman
Chantal Akerman est l’une des femmes cinéastes les plus intéressantes, émouvantes et influentes de sa génération. Sa manière de filmer l’enfermement et la solitude, mais aussi la déambulation et le vagabondage, en insistant sur la durée et l’étirement des plans, a notamment inspiré Gus van Sant, Michael Haneke et Todd Haynes.

Elle n’a que 18 ans1 quand elle tourne son premier court-métrage de 13 minutes, « Saute ma ville », en 1968, où elle joue aussi le rôle principal.
1La légende veut que Chantal a vu, à 15 ans, « Pierrot le fou » de Jean-Luc Godard. En sortant de la salle, elle se dit : « Je veux faire des films – tout de suite ! » https://www.cinematheque.fr/article/1157.html

La meilleure façon de voir un film est de ne pas savoir de quoi il parle, ni où il va nous mener. Décrire ce film sous l’angle de l’utilisation de l’espace – qui nous intéresse ici – nécessite de dévoiler l’intrigue et la fin (invitation à aller voir le film avant de continuer plus loin, sur youtube par exemple).

Filmé sans aucun moyen dans le logement de sa mère (qui accepte de voir sa cuisine saccagée pour l’occasion), « Saute ma ville » annonce déjà l’essence de l’œuvre de Chantal Akerman, dans ses thèmes et dans sa manière de filmer, avec une grande maîtrise des cadrages percutants et significatifs.

Ainsi, Akerman situe son histoire avec pertinence en seulement trois vues, dans un paysage désolé de la banlieue bruxelloise, dominé par des barres d’immeubles.

Ces vues évoquent « Alphaville », film d’anticipation de Jean-Luc Godard, qui décrit une vie future dans une ville déshumanisée. Pour Akerman, on y est déjà, en 1968. Ses plans sont très brefs et en mouvement : ils expriment une certaine urgence.

La caméra suit une jeune fille qui rentre chez elle. Trop excitée ou énervée pour attendre l’ascenseur, elle monte les escaliers d’un pas rapide et décidé, chantonnant faux et fort une mélodie entêtante. La mâchoire crispée, le chant exprime plus la colère ou le désespoir que la joie de vivre, usuellement associée au chant.

Une fois dans sa cuisine, elle enchaîne les actions bizarres et plutôt contradictoires : manger un fruit tout en scotchant le cadre de la porte avec du ruban adhésif, faire cuire des spaghettis et les avaler après avoir balancé son chat sur le balcon (ou dans le vide ?), …

… jeter les ustensiles de cuisine par terre et cirer frénétiquement ses chaussures sans les quitter, tout en débordant largement sur la jambe et sur le sol de la cuisine.

Dans ces scènes, l’hommage à Charlie Chaplin et à son court-métrage « Charlot rentre tard » est manifeste, avec un Chaplin éméché qui une fois chez lui déclenche, par sa maladresse, des catastrophes en cascade.

Mais ici, les actions incongrues, filmées de manière burlesques, inquiètent plus qu’elles n’amusent et installent le doute sur l’état d’esprit de la jeune fille dans cette cuisine fonctionnelle, froide et minuscule2.
2 La petite cuisine toute en longueur est basée sur le modèle de la « Frankfurter Küche » (cuisine de Francfort) conçue en 1926 par l’architecte Margarete Schütte-Lihotzki, pour un projet d’habitat social où tout est intégré, compact et à portée de main. Ce concept révolutionnaire a été repris partout dans les barres de logements des années 50 à 70.

Pas de fureur de vivre ici – plutôt une fureur de mourir – qui s’achève logiquement et tragiquement par un suicide : la jeune fille ouvre le gaz de la cuisinière, met le feu à du papier et attend… L’image s’obscurcit et plusieurs bruits d’explosion se font entendre.

La jeune fille a fait sauter sa tour HLM, en même temps que sa ville, sa solitude, et elle-même. Tout saute, tout doit disparaître – dans un désespoir semblable à celui du personnage de « Pierrot le fou », qui se fait également sauter la cervelle à la fin du film-culte de Godard – celui qui a justement incité Chantal Akerman à devenir cinéaste !

Si on ne voit pas la destruction de l’immeuble (ou de la ville, que l’héroïne aimerait bien faire sauter avec elle, à moins que ce ne soit la cinéaste), le simple procédé du fondu au noir est, chez Akerman, plus fort que la destruction bien visible dans la conclusion du « Fight Club » (1999 de David Fincher) – autre film-culte où la ville explose.

En plus de sa charge subversive (déjà bien présente dans le titre ambigu dans l’air du temps), le film témoigne du regard aiguisé de Chantal Akerman sur la ville, dont elle dévoile le malaise et la solitude, accentué par l’anonymat des immeubles modernes. Sur la position de la femme également, avec la mise en abyme de l’absurdité des taches ménagères, thème que l’on retrouve dans beaucoup de ses films, qui remettent en question la place assignée au deuxième sexe.

Comme l’héroïne de son premier court-métrage interprétée par elle-même, Chantal Akerman a toujours été en proie à des troubles maniaco-dépressifs. Après avoir tourné plus de quarante films, essais et documentaires, elle a mis fin à ses jours en 2015, à l’âge de 65 ans.
On aurait aimé qu’elle reste encore un peu, pour nous offrir d’autres films, d’autres notes et réflexions sur elle, sur le cinéma, l’urbanisme, l’art et sur notre temps.
SAUTE MA VILLE 1968 Chatal Akerman
Un grand merci pour nous parler de Chantal Akerman, dont l’oeuvre est bien peu (ou mal) connue. Il se trouve qu’en juillet j’ai, pour la première fois depuis une première vision à sa sortie, revu Jeanne Dielman (qui fait maintenant office de meilleur film de l’histoire aux yeux de la revue anglaise Sight and sound). J’appréhendais un peu, tant le film est souvent dévalorisé comme « chiant ». Mais cela a été un vrai plaisir de le redécouvrir, et sa mise en scène fait bien écho à ce que tu mets en lumière pour « Saute ma ville », y compris dans les quelques plans d’extérieur qui donnent à voir Bruxelles des années 70.
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