TROIS COULEURS : BLEU 1993 Krzysztof Kieslowski
Krzysztof Kieslowski occupe une place à part dans le cinéma des années 80-90 avec un univers bien particulier qui nous plonge dans les tourments de l’âme humaine.
Trois couleur Bleu est le premier film de la trilogie que le réalisateur polonais décline selon les couleurs du drapeau français auxquelles il associe les mots « Liberté1, Egalité, Fraternité ».
1 Le fait que Kieslowski, ayant grandi et étudié en Pologne sous le joug communiste, quitte totalement le champ politique en se plaçant uniquement sur le plan de la liberté intérieure d’une jeune femme française – qui jouit de toute la liberté possible pour un Polonais –, a quelque chose de renversant.

Il suit le parcours de Julie de Courcy (Juliette Binoche – remarquable de violence contenue), victime d’un accident de voiture qui a coûté la vie à son mari et à sa fille et qui doit continuer à vivre malgré tout. De quelle liberté s’agit-il donc ? Comment exprimer son cheminement intérieur ? Comment rendre visible les creux, les manques, les atermoiements… qui – à priori – ne font pas du cinéma ?

A l’instar du film « Intérieurs » de Woody Allen (1978), les lieux que le cinéaste choisit de filmer traduisent spatialement ce que vit Julie dans son intimité. Ils visualisent subtilement ce voyage très intériorisé, par des décors qui, à première vue, paraissent anodins.

Julie refuse de pleurer2. Elle retourne dans le manoir qu’elle occupait avec sa famille et prend des dispositions pour tout liquider et disparaître, détruisant également les notes et partitions qu’avait laissées son mari, compositeur réputé qui achevait une symphonie.
2 « Les larmes réelles me font peur. En fait, je ne sais pas si j’ai le droit de les photographier. Dans ces moments-là, je me sens comme quelqu’un qui se retrouve dans un royaume dont l’accès est, en fait, interdit. » www.cnc.fr, Krzysztof Kieslowski au plus près des âmes, Centre du cinéma et de l’image animée, mars 2021.

Quitter un château comme on quitte sa vie ? Julie est perdue dans des pièces trop grandes, où le son résonne et fait ressentir le vide. Avant de s’enfuir sans laisser d’adresse, elle accorde à Olivier (Benoit Régent), collaborateur de son mari et amoureux d’elle en secret, une nuit d’amour sans lendemain.

En plein cœur de Paris, dans l’anonymat de la grande ville, elle s’installe dans un appartement adorable de la rue Mouffetard, quartier vivant qui a gardé l’ambiance d’un village.

L’abandon de son ancienne vie s’accompagne de la découverte d’un nouveau monde dont elle reste d’abord une spectatrice étonnée. L’appartement, avec ses vastes fenêtres en forme de verrières, lui fait découvrir la violence (un tabassage nocturne la réveille), le sexe (la voisine reçoit des hommes) et la peur (des bruits inquiétants venant d’un placard).


Abandonnant son style au réalisme épuré, Kieslowski emploie tout au long du film des jeux de lumière qui deviennent une composante de l’image à part entière, mais aussi le miroir de l’âme de Julie.



Il renforce l’isolement volontaire de son héroïne par des cadrages qui fragmentent son corps et son visage. Les éléments de l’architecture (clôtures, hublots, fenêtres) et les objets deviennent des obstacles à envisager une nouvelle vie après l’accident.

De la même manière, la couleur bleue est omniprésente. Un lustre aux perles à facettes bleues étincelle au plafond – rare objet que Julie a gardé de sa vie d’avant – souvenir de la chambre de sa fille.

On retrouve la même mise à distance lorsque Julie, qui souhaite tout oublier, visite la maison de retraite où vit sa mère (Emmanuelle Riva – touchante). Atteinte de démence, elle ne reconnaît plus sa fille et la confond avec sa propre sœur.

Le lieu le plus emblématique que fréquente Julie est la piscine Pontoise située au 5 rue Pontoise dans le 5eme arrondissement de Paris. Fermée pendant plus de quatre ans pour une importante rénovation et ouverte à nouveau au public en décembre 2023, ayant retrouvé sa splendeur d’antan, le film montre l’état de la construction en 1993 (plus neutre avec des murs blancs au lieu du jaune initial).

Construite dans les années 1930 par l’architecte Lucien Pollet dans un style « Art Déco », ce bâtiment devient une métaphore puissante pour exprimer les états d’âme de Julie. Elle s’y rend régulièrement le soir, dans une ambiance bleutée et un bassin mystérieusement vide de tout occupant, s’évertuant à nager dans la largeur du bassin, franchissant les lignes tracées au lieu de les suivre. Images intenses qui témoignent de sa force à s’affranchir des codes.

Totalement seule, elle est saisie à chaque séance par une musique qui l’envahit – le morceau que son mari préparait – et vit alors un moment intense entre ciel et terre, entre vie et mort…

La dernière de ces séquences de nage s’achève par un mouvement de caméra très élaboré, qui va « perdre » d’abord la nageuse (et suggérer pour un bref instant la noyade), puis revenir sur elle – hommage explicite au classique du film d’horreur « La Féline » de Jacques Tourneur (voir aussi « Piscinéma »).

Mais l’eau est aussi associée à la renaissance, car Julie rencontre, contre toute logique, sa voisine Lucille habillée au bord du bassin, et constate qu’elle se balade sans culotte sous sa jupe.

Lucille s’exhibe aussi dans un peep-show. Une nuit, elle appelle Julie alors qu’elle est à son travail. Julie traverse Paris pour la rejoindre à Pigalle. C’est dans cet endroit sordide qu’est diffusé, contre toute attente, une émission culturelle annonçant qu’Olivier va reprendre la symphonie inachevée du mari de Julie (ce qui lui fait découvrir au passage qu’il avait une maîtresse, avocate).

Julie retrouve au palais de justice sa rivale et cette rencontre va la faire avancer sur son chemin vers la liberté (comme indiqué sur le fronton). Ce haut lieu symbolique fait aussi le lien avec le deuxième film de la série, « Blanc ».
Julie ouvre finalement la porte à une vraie relation avec Olivier et ensemble, ils reprennent la partition interrompue et tentent de la reconstituer.

La descente aux enfers de Pigalle a permis à Julie de retrouver son humanité. Comme s’il lui fallait passer par un lieu de dévoiement du sexe pour que lui soit révélé quelque chose de beau. Métaphore à peine déguisée du chemin de croix3, renforcée par un dénouement qui la fait apparaître comme une sainte renaissant du pardon, après moult épreuves et humiliations. Et qui réapprend à pleurer. Libre.
3 « Profondément marqué par le catholicisme sans se déclarer croyant, tout aussi marqué par la résistance au régime communiste sans revendiquer de parti pris politique, appartenant à ce que l’on a appelé la « génération de l’inquiétude morale » sans proposer jamais de vision moraliste, Kieślowski fait éclater les positionnements et cadres de jugement traditionnels. » http://www.la cinémathèque française.fr, Kieslowski, le spectre des images, Vincent Amiel, 2021
Merci à Florence Vandermarlière pour sa précieuse contribution au texte
TROIS COULEURS : BLEU 1993 Krzysztof Kieslowski
Super article. Il n’y a plus qu’à aller se plonger dans ces trois couleurs, avec Julie, devant un grand ou un petit écran.
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Une approche intéressante qui fait revivre ce film. Vivement les 2 autres articles sur Rouge et Blanc.
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