Glass House (3/3)

Eisenstein interrompt son travail sur « Glass House » (« La maison de verre ») pour tourner deux films, « Octobre » (1927) et « La Ligne générale » (1929). Ce dernier est un film de propagande communiste, qui promeut un avenir radieux aux paysans grâce à la technologie.

Le Corbusier – S. M. Eisenstein – Andrej Bourov

Andrej Bourov, disciple de l’architecte français Le Corbusier, construit pour « La Ligne générale » une ferme-laboratoire d’Etat avant-gardiste, ce qui donne l’opportunité à Eisenstein de rencontrer Le Corbusier à Moscou, puis à Paris. Sans devenir amis, ils se respectent et s’inspirent mutuellement.

Le Corbusier, qui compare les grands paquebots à ses projets d’habitation, qu’il appelle « des machines à habiter », est fasciné par la mise en valeur des coursives du cuirassé Potemkine, où Eisenstein filme des actions simultanées sur trois niveaux. On trouve déjà dans « Le Cuirassé Potemkine » une prise de vue des matelots par le dessous, à travers les caillebotis métalliques des passerelles – élément caractéristique de son concept pour « Glass House ».

C’est pendant son séjour à Hollywood, qu’il reprend le fil de ses idées pour enfin réaliser ce film expérimental.

Croquis de S. M. Eisenstein pour « Glashaus »
« Embassy Gardens » à Londres, construit par HAL Architects en 2012

Eisenstein imagine « une piscine en verre au centre du bâtiment, en dessous une salle à manger avec au plafond les girls qui plongent et nagent. Une intrigue amoureuse se noue entre la salle à manger et la piscine. » 1 Presque cent ans après, son imagination est rattrapée par la réalité, ou presque : une piscine en verre suspendue flotte depuis 2012 à 35 mètres de hauteur, entre deux tours d’habitation à Londres. Décadence d’une architecture m’as-tu-vu, à la recherche de sensations instagrammables.

1folio 25 (non daté) – page 32 dans ALBERA, François S. M. EISENSTEIN Glass house , Bruxelles, Les Presses du Réel, 2009

Shame 2011 Steve McQueen

Se référant à Adolf Behne, qui prédit « une architecture qui, supprimant l’intimité grâce à la transparence, devrait libérer la vie sexuelle des habitants. » » 2, et ainsi produire une « communion sociale et une pureté collective » (selon Peter Scheerbart – voir aussi Walter Benjamin), la vision d’Eisenstein est bien plus pessimiste, puisque la transparence du « Glass House », qui stimule exhibitionnisme et voyeurisme, crée au contraire une ambiance d’oppression, de suspicion, de solitude et de décadence.

2page 87 dans ALBERA, François S. M. EISENSTEIN Glass House , Bruxelles, Les Presses du Réel, 2009

EX MACHINA 2014 Alex Garland

Pour visualiser cette idée, Eisenstein cherche simultanément transparence absolue (disparition de l’architecture), amplification des effets de fracturation sur les vitrages, ainsi que dédoublement et perte des repères dans l’espace réfléchi. Il note le 15.01.1928 : « Pour « Das Glashaus », il faudrait énormément recourir aux reflets dans les prises de vue en angle. »

Croquis de S. M. Eisenstein pour « Das Glashaus »

Il superpose des cubes de verre transparents, translucides et opaques, vides et pleins. Il dessine deux bureaux vitrés, envahis par la fumée de cigarette des occupants. Les deux cubes sont séparés par un espace d’une clarté absolue ; il imagine alors une fille qui prend feu dans l’un des cubes et qui disparaît, avalée par la fumée, l’espace devenant de plus en plus opaque ! …

SKYFALL 2012 Sam Mendes

Cette notion de fragmentation de la transparence a été récemment « récupérée » par des films d’action où la réflexion des enseignes néons plongent des bureaux vitrés et hyper modernes, dans un espace irréel, afin d’intensifier les affrontements.

JOHN WICK 3 2019 Chad Stahelski 

« John Wick 3 » s’approche du principe de « Glass House », dans un espace qui devient, malgré des poutres épaisses et avec l’aide de grands écrans, illisible et sans délimitation.

JOHN WICK 3 2019 Chad Stahelski 

Une approche que le facétieux Eisenstein aurait sans doute appréciée (il décrit des scènes de destruction du « Glass House », d’abord par les habitants à l’aide de mitraillettes, puis plus tard par un robot), même si le dispositif sert ici uniquement à magnifier une scène de combat.

I. G. H. (1975), le roman d’anticipation de J. G. Ballard, et sa version filmique (« High Rise », 2011, Ben Weathley) décrivent une déchéance semblable des habitants dans une tour ultramoderne – mais chez Ballard, la tour est en béton.

LA FEMME DU LAC 1965 Luigi Bazzoni / Franco Rossellini

Toujours à Hollywood, Eisenstein fait évoluer les protagonistes de son « Glass House ». Désormais conscients de la structure transparente de l’immeuble, trois personnages ressortent du récit : l’architecte qui a créé la tour de verre, le poète fou qui ouvre les yeux des habitants sur son existence (tellement invisible qu’ils ne le perçoivent pas au premier abord !), et le robot qui achève sa destruction finale (la fin nous révèle que, sous le masque du robot, se cache l’architecte lui-même !) Dans ses dernières notes, Eisenstein glisse vers une vision religieuse : l’architecte devient Dieu, le poète incarne Jésus (ou Adam), le robot est assimilé au Saint-Esprit.

« Que viva Eisenstein! » 2015 Peter Greenaway

Le temps passe, mais le cinéaste n’arrive pas à construire une histoire cohérente. Dépressif, il part au Mexique où il commence avec Upton Sinclair « Que viva Mexico », film qui restera également au stade de fragment, à cause des dépassements du budget et l’indécision d’Eisenstein de terminer son film. Puis, Staline exige le retour du cinéaste en U.R.S.S.

Si Eisenstein bute sur la forme à donner à son projet, on ne peut que reconnaître sa clairvoyance dans la mise en évidence du voyeurisme / exhibitionnisme qui passe aujourd’hui par les réseaux sociaux. Les plaques de verre des smartphones se sont substituées à celles du « Glass House » permettant la mise en scène de chacun avec une multitude de filtres valorisants et la vue sans filtre de toutes les horreurs du monde (harcèlement, exécutions, suicides, guerres).

TOI, LE VENIN 1958 Robert Hossein

Le déplacement vers l’espace virtuel des réseaux sociaux n’a pourtant pas éclipsé l’idée de la transparence. Il suffit de lire le très récent roman d’anticipation de Lilia Hassaine, Panorama, pour s’en convaincre.

Quinze ans après avoir abandonné son projet, « La maison de verre » hante toujours S. M. Eisenstein. Il note dans son journal le 22.05.1946 : « Chacun, une fois dans sa vie, écrit son mystère ; le mien, c’est Glass House ». Eisenstein décède deux ans après, à seulement cinquante ans.

Etre vu et tout voir à travers la vitre – ZAZIE DANS LE METRO 1960 Louis Malle

Son mystère ne deviendra jamais un film.3 Il semble que les nombreuses idées à la fois militantes, avant-gardistes, politiques et innovantes qu’il développait, flottaient librement dans sa tête, à l’image des habitants et du mobilier de sa tour de verre ! On ne saura jamais lesquelles, parfois contradictoires, parfois complémentaires, auraient pris place dans son film.

3S’il existe bel et bien une petite dizaine de films intitulés « Glass House » (ou « House of Glass »), ils ne reprennent pas les idées d’Eisenstein et ne méritent pas qu’on s’y attarde.

« Playtime » 1967 Jacques Tati

Aucun cinéaste – à l’exception de Jacques Tati dans « Playtime » – n’aura jamais essayé d’aller aussi loin – par le biais de l’architecture moderne et transparente – dans la critique d’une société du spectacle, qui veut être vue et qui veut tout voir.

Si le film « Glass House » est resté un projet inachevé, la voix d’Eisenstein continue de porter à travers ses notes et ses réflexions et nous invite à déconstruire ce que nous voyons du monde…

Les croquis et citations sont tirés du livre ALBERA, François S. M. EISENSTEIN Glass House , Bruxelles, Les Presses du Réel, 2009


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