Glass House (1/3)

Au moment où le cinéma cherche encore son langage et sa forme propre à travers des expérimentations avec le cadrage, le montage et les effets spéciaux, chaque pays semble regorger d’imagination et d’innovation pour faire avancer le septième art : la France avec Abel Gance, les USA avec D. W. Griffith, l’Allemagne avec F. W. Murnau et en URSS : S. M. Eisenstein.

M. S. Eisenstein – « Que viva Eisenstein! » 2015 Peter Greenaway

Après avoir terminé son deuxième film, « Le Cuirassé Potemkine » (1925), Eisenstein séjourne à Berlin et note dans son journal l’idée d’un nouveau projet, expérimental et farfelu, qu’il intitule « The Glass House »1. L’histoire est située dans un grand immeuble, où les murs, les sols et les plafonds sont entièrement construits en verre.

1Eisenstein, polyglotte, note toujours dans ses cahiers le titre de son film – « maison de verre » –, soit en anglais (« Glass House »), soit en allemand (« Das Glashaus »), jamais en russe ! Selon les endroits où il se trouve, des phrases en allemand ou en anglais dominent, parfois ponctuées par des mots en français.

Croquis de S. M. Eisenstein pour « Glass House »

Ses notes sont accompagnées de nombreuses esquisses et schémas pour illustrer son propos. Il insiste sur l’impression surréaliste que crée la superposition des étages transparents. Les cubes de verre qui constituent l’habitat viennent même en surplomb de la rue : les habitants, chat inclus, flottent dans le vide avec vue sur le trafic de la ville en contrebas.

Croquis de S. M. Eisenstein pour « Glashaus »

L’intention d’Eisenstein est de bouleverser la notion d’espace dans le cinéma et en même temps de démontrer à travers l’architecture d’avant-garde (synonyme de progrès et de modernité), la transformation d’une société capitaliste en une dystopie catastrophique. Le croquis le plus emblématique est la scène du suicide d’un habitant transformée en spectacle pour ses voisins. Ou encore un vieillard agonisant dans son lit observé de toute part !

L’occupant devient un fantôme dans le reflet du vitrage – PLAYTIME 1967 Jacques Tati

Eisenstein vise une révolution du cinéma sur la forme (la disparition de la frontière entre intérieur et extérieur, entre haut et bas, mais aussi la superposition des images par réflexion) et sur le fond, par la destructuration du récit, combinée à une critique du consumérisme américain. Pour Eisenstein, il est évident que sa tour de verre se situe aux Etats-Unis.

La transparence permet à Eisenstein de faire disparaître l’architecture, elle est le vecteur et l’outil de sa démonstration critique. Il ne faut pas oublier qu’il est le fils de Mikhaïl Eisenstein, architecte réputé pour ses immeubles art nouveau très expressifs, construits à Riga autour de 1900-1910, et qu’Eisenstein fils a fait ses débuts au théâtre en tant que décorateur, après avoir commencé une école d’ingénieurs.

LA GREVE 1925 S. M. Eisenstein

S’il est aujourd’hui surtout reconnu comme le grand maître du montage, le décor et l’architecture ont toujours eu une grande importance dans sa mise en scène très élaborée. Son premier film, « La Grève » (1925), atteste déjà du soin apporté aux décors, quand il filme les silhouettes des travailleurs à travers les grands vitrages d’une usine moderne.

Croquis de S. M. Eisenstein pour « Glashaus »

Dans ses premières idées, la transparence n’existe que pour la caméra, qui voit à travers les murs, sols et plafonds, tandis que les protagonistes n’ont pas cette vision radiographique du bâtiment : l’homme riche ne voit pas la famille pauvre qui crève de faim à côté de lui ; un autre homme ne réalise pas que sa femme cache son amant sous le lit, …

Croquis de S. M. Eisenstein pour « Glashaus »

Eisenstein note ainsi une multitude d’idées cocasses et dérangeantes (« scène d’amour vue à travers les WC du logement du dessus – ne pas oublier la force de composition d’un tapis posé au bon endroit »), qui font évoluer le récit vers la farce et la tragédie : « A travers le fait que les hommes ne voient pas à travers les murs et les planchers transparents, montrer l’indifférence des uns envers les autres. Il ne se voient pas parce qu’ils ne regardent pas, ayant appris un entraînement à ne pas regarder. Et sur cet arrière-fond, quelqu’un qui devient fou parce qu’il est le seul à prêter attention et à regarder. »2

2extrait de son journal daté du 18.09.1927

Il rejoint ainsi l’approche de René Clair qui tourne en France ses premiers films imprégnés du surréalisme. Dans « Entr’acte » de 1924, on voit une ballerine danser à travers un sol transparent. La transgression (on montre ce qui devrait rester caché sous le tutu) est combinée avec un effet d’abstraction par le point de vue insolite : l’impression de voir une figure géométrique (?) ou une fleur (?) qui tourne, avant de comprendre de quoi il s’agit.

Des truands sur un sol en verre – « La Jeunesse de la bête » 1963 Seijun Suzuki

Eisenstein a la même démarche burlesque et satirique : à travers son décor transparent, la caméra révèle les actes des gens, leurs incohérences, leur brutalité et leurs secrets, tout en les plongeant dans un espace surréel, où la gravité est suspendue puisque les repères classiques n’existent plus.3

3Avec la suppression des décors dans « Dogville » et « Manderlay », Lars von Trier tente le même effet en s’approchant d’avantage d’une mise en scène théâtrale et en oubliant les possibilités qu’offre le cinéma : possibilités innovantes et étroitement liées à l’architecture, qui sont au cœur du projet d’Eisenstein.

Un détective sur un sol en verre – HAMMETT 1982 Wim Wenders

L’élément le plus novateur dans sa démarche est d’étendre la transparence pas seulement aux murs (ce que l’architecture fait déjà) mais jusqu’au sol et au plafond. Wim Wenders utilise pour « Hammett » une bibliothèque à Los Angeles et ses sols transparents inattendus pour amplifier une séquence de suspens. Comme pour le sol vitré dans « La Jeunesse de la bête » de Seijun Suzuki, il s’agit d’un caprice esthétique, plaisant à regarder, mais très loin de la portée du dispositif d’Eisenstein.

Des danseurs sur un sol de verre – « Que viva Eisenstein! » 2015 Peter Greenaway

Eisenstein penche de plus en plus vers l’idée que les habitants sont conscient de la transparence. Pour appuyer le trait, il note : « Il conviendrait de prendre comme scénario de Glass House un roman ultra bien-pensant façon petite-bourgeoisie, genre « Soll und Haben » (« Doit et avoir ») de (Gustav) Freytag et le traiter de cette manière. Le scandale serait encore plus grand. » 4

4extrait de son journal daté du 03.01.1928

(A suivre)

Les croquis et citations sont tirés du livre ALBERA, François S. M. EISENSTEIN Glass House , Bruxelles, Les Presses du Réel, 2009

2 réflexions sur “Glass House (1/3)

Laisser un commentaire