Après avoir mis en lumière quelques notions cinématographiques d’avant la salle de bain, puis dans la salle de bain, penchons-nous logiquement, puisque souvent représentée, sur l’installation sournoise de l’horreur dans cette pièce intime de la maison. Horreur qui éclabousse tout, de sang plutôt que d’eau.
La salle de bain détonne déjà au temps des films muets par rapport aux autres pièces de la maison : si ce n’est pour diriger le récit vers l’érotisme, son côté clinique et fonctionnel la prédestine à l’annonce d’un funeste destin :

Dans « La Cigarette » (1919) de Germaine Dulac, Pierre Guérande (Gabriel Signoret), convaincu de l’infidélité de sa (trop) jeune et jolie épouse, est en train de dérober du poison dans l’armoire de la salle de bain. La pièce, mise en valeur par l’éclairage soigné du chef opérateur Louis Chaix, et située dans une vaste demeure bourgeoise, spacieuse et bien meublée, bénéficie déjà de l’eau courante – fait assez rare à l’époque.

Bien plus souvent, comme on peut le voir dans « Variété » (1920, E. A. Dupont), la salle de bain se réduit encore dans les années vingt, à un meuble avec miroir et cuvette dans un coin de la chambre.


Ce film met en scène également un drame de la jalousie : après avoir tué l’amant de sa fiancée Berta-Marie (Lya de Putti), Huller (Emil Jannings) lave ses mains pleines de sang et Berta-Marie réalise alors avec effroi ce qui s’est passé !

Les hommes, en pratiquant un rasage de trop près, ont tendance à s’auto-infliger des blessures dans la salle de bain, très explicitement dans le sanglant court-métrage « Le Grand Rasage » 1 (1967, Martin Scorsese), un peu moins dans « Pink Floyd : The Wall » (1982, Alan Parker) ou avec une tendance suicidaire dans « La famille Tenenbaum » – ci-dessus – (2001, Wes Anderson).


La salle de bain peut aussi devenir le lieu d’une curieuse mise à mort dans le polar métaphysique « La Marque du tueur » (1967, Seijun Suzuki) : afin d’éliminer une cible, le tueur professionnel Goro (Joe Shishido) s’introduit dans le sous-sol d’un appartement, dévisse la conduite qui relie le lavabo à l’égout, et tire à travers le tuyau une balle dans la tête de sa victime, juste au moment où elle est en train de se laver les mains (!)


Jim Jarmusch va reprendre ce même procédé sous forme d’hommage dans « Ghost Dog » (1999), autre film sur un tueur à gages, largement inspiré par le film de Suzuki (ainsi que par « Le Samouraï » de Melville). Ici, c’est Forest Whitaker qui dégomme de cette manière insolite le mafieux Cliff Gorman.
Dans la salle de bain, les hommes meurent donc surtout devant le lavabo, …


… exception faite dans « La Maison de bambou » (1955, Sam Fuller), où Cameron Mitchell, gangster sans défense dans sa baignoire en bois, est accusé – à tort – d’être un traître, et criblé de balles par son propre patron (Robert Ryan).

Le lieu et la nudité renforcent la tension homo-érotique entre les deux hommes et Fuller double le règlement de compte classique entre gangsters d’un crime passionnel, motivé surtout par le désir et la jalousie. Volontairement ou pas, la composition de la scène rappelle le célèbre tableau La Mort de Marat de Jacques-Louis David (1793).

Dans « Goldfinger » (1964, Guy Hamilton), on découvre – sous-texte érotique oblige – une jolie brune (Nadja Regin), qui attend sagement dans la baignoire son amoureux, l’agent 007 (Sean Connery). Quand il arrive, l’idylle est vite interrompue par un malpropre qui essaie de neutraliser l’agent secret.

James Bond arrive néanmoins à pousser l’inconnu dans la baignoire. Et avant que ce dernier puisse attraper un pistolet, jette une lampe chauffante dans l’eau, scellant ainsi le sort de l’intrus !
Le film d’horreur s’empare souvent de la baignoire comme élément qui fait surgir sournoisement des choses des profondeurs de l’eau (ou de l’égout).

Ce mélange d’angoisse et d’érotisme est très explicite dans les « Griffes de la nuit », où il suffit de s’endormir pour que les pattes métalliques et meurtrières de Freddy Krueger se réveillent.

Non moins ambigüe et même plus inquiétante est l’arrivée d’un parasite de forme phallique à travers la bonde de la baignoire qui pénètre littéralement Barbara Steele dans « Frissons » (1975, David Cronenberg) …


… avec le motif de la baignoire maléfique présent sur l’affiche même du film (une baignoire plongée dans l’eau !).
Le suicide dans la baignoire (entreprise en vogue notamment chez la gent féminine) est une autre figure de style souvent vue au cinéma.

Peu importe s’il est seulement simulé, comme celui de l’actrice Scarlett Johansson qui joue une comédienne suicidaire répétant une pièce de théâtre dans « Astéroid City » (2023, Wes Anderson) …

… ou s’il est réel, comme dans « L’île de l’épouvante » (1970, Mario Bava) qui a calqué son scénario sur le principe du récit d’Agatha Christie Dix petits Nègres (Ils étaient dix, dans la nouvelle traduction du titre).
En se donnant la mort, Edith Meloni échappe à l’angoisse insoutenable d’être exécutée par un redoutable tueur qui rode. Tout du moins, s’il ne s’agit pas d’un meurtre déguisé en suicide …

… comme avec le meurtre de Tao-Li (Claude Dantes) dans « Six Femmes pour l’assassin » (1964) du même Mario Bava – film qui pose avec succès les bases stylistiques du Giallo italien.


Ce thème du meurtre déguisé a déjà été exploité dans « Les Diaboliques » (1955, Henri-Georges Clouzot), où Paul Meurisse est drogué, puis noyé dans sa baignoire par Simone Signoret et Véra Clouzot, afin de maquiller son décès en accident.


Avec, comme point culminant, un Meurisse qui se relève mort-vivant et fiche les jetons à ses assassins effrayés !


Mais le bain de sang peut aussi devenir fontaine de jouvence, ce que croit dans « Contes Immoraux » (1974, Walerian Borowczyk) la comtesse Erzebeth Bathory (Paloma Picasso), qui se baigne dans le sang de jeunes filles, préalablement capturées et tuées.

De la même manière, dans « La Comtesse noire » (1975, Jess Franco), Irina Karlstein (Lina Romay) se régénère dans une baignoire remplie de sang pour conserver beauté et jeunesse éternelle. Un programme de « bien-être » peu recommandable – on peut toutefois apprécier le soin apporté au carrelage et au mobilier des salles de bains utilisées.


Thana (Zoë Lund), fille timide et muette, subit dans « L’Ange de la vengeance » (1981, Abel Ferrara) un double viol dans la même journée. Après avoir tué le deuxième agresseur qui l’avait attaquée à son domicile, elle découpe son corps dans la baignoire et disperse les restes dans des sacs poubelles dans son quartier.

La salle de bain devient boucherie. Cette expérience traumatisante transforme l’héroïne en justicière dans la ville, avec la mission de tuer des hommes qui, potentiellement, veulent du mal aux femmes.

C’est encore dans la baignoire que le « Trio infernal » (1974, François Girod), composé de Michel Piccoli, Romy Schneider et Mascha Gonska, oblige Andréa Ferréol (parmi d’autres victimes) à prendre un bain à l’acide sulfurique !
Mais ces monstrueux tueurs sans âmes, inspirés de l’affaire Sarrejani, qui a effrayé la chronique à Marseille au début des années 1920, ont mal choisi leur villa pour exercer leur triste métier :

la salle de bain étant à l’étage, ils sont obligés d’évacuer les restes de leurs victimes dans des seaux en descendant l’escalier avec d’innombrables aller-retours, pour les verser ensuite dans une fosse au jardin. En se protégeant avec des masques à gaz pour supporter la puanteur des corps dissous.

Girod crée, par une mise en scène clinique et neutre, une des séquences les plus fortes et les plus répugnantes du cinéma (pourtant il ne s’agit pas d’un film d’horreur), en évitant l’illustration grand guignolesque des faits.

Une autre scène de salle de bain a déjà eu lieu, deux ans auparavant, entre Michel Piccoli et Romy Schneider dans « Max et les Ferrailleurs » (1972, Claude Sautet). Elle n’est ni sanglante ni horrifique, mais reste ambiguë : Max (Piccoli), le commissaire, ne veut pas coucher avec Lily (Schneider), la prostituée, mais il la photographie dans sa baignoire.


Le design surprenant et inimitable des années soixante est ici involontairement plus bizarre et inquiétant que le fétichisme du commissaire à l’œuvre …
à suivre … avec un regard sur comment prendre une douche sans se faire tuer, ce que ne réussit pas Janet Leigh dans « Psychose » d’Alfred Hitchcock en 1960.
1Film, qui, selon Jean-Baptiste Thonet, inaugure et résume, tel un manifeste, le cinéma américain à venir des années soixante-dix ! THONET, Jean-Baptiste, Le cinéma américain des années 70, Paris, Cahiers du Cinéma, 2006.
Il s’en passe des choses dans la salle de bain. A cette liste on pourra ajouter Jean Reno le nettoyeur dans Nikita.
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