L’empire de la lumière

EMPIRE OF LIGHT 2022 Sam Mendes

La magie du cinéma a lieu… au cinéma.

Enfin ça, c’était avant l’invention des cassettes vidéos, d’internet, du streaming, des PC et des smartphones.

Déjà, dans les années 1980-90, les cinémas allemands essayaient de contrer le boom des cassettes vidéos avec le slogan publicitaire : Nur im Kino ist Kino wirklich Kino ! (= c’est au cinéma que le cinéma reste vraiment du cinéma). Ce qui est toujours d’actualité, malgré les difficultés que rencontrent les salles d’exploitation.

Les postes de télé sont devenus de plus en plus grands, le home-cinéma et le vidéoprojecteur, une banalité et les multiples plateformes de streaming donnent un accès permanent à pratiquement tout le patrimoine cinématographique, ainsi qu’aux films les plus récents.

Malgré cela, la salle de cinéma reste un endroit unique. Le seul qui permette de vraiment voir un film dans toute sa splendeur.

Comme  « Cinéma Paradiso » (1988) de Giuseppe Tornatore, « Empire of Light » de Sam Mendes rend hommage aux salles de cinéma, au procédé manuel de projection (avec de lourdes bobines de pellicule 35 mm) et plus spécialement aux super-cinémas (avec une capacité de plus de 1500 spectateurs), qui ont presque complètement disparu de nos jours. Ainsi qu’aux métiers qui vont avec (ci-dessus Toby Jones, en projectionniste aussi grincheux que perfectionniste).

Il célèbre en même temps une architecture spécifique et unique qui n’a duré qu’un très bref moment (approximativement de 1920 à 1960), avant de disparaître à nouveau. Le film se déroule dans les années quatre-vingt, pendant lesquelles on peut encore fréquenter ces paquebots de lumière qui projettent des films, survivants d’une époque en déclin rapide.

« Empire of Light » a été entièrement tourné à Margate, petite station balnéaire dans le Kent, qui possède encore un de ces impressionnants palais de cinéma : le cinéma EMPIRE. Ce dernier, qui existe toujours, s’appelle en réalité DREAMLAND et a miraculeusement échappé à une destruction pourtant plusieurs fois programmée.

Ce n’est pas seulement un super-cinéma avec une immense salle de projection qui peut contenir 2050 spectateurs (!), mais aussi et surtout un bâtiment de proue, face à la mer, qui annonce un vaste parc d’attraction situé à l’arrière. Construit en 1935 par Julian Rudolph Leathart & W. F. Granger, le bâtiment est une construction métallique, couverte d’un parement en brique de style expressionniste, très en vogue dans les années trente, qui emprunte la dynamique des paquebots à l’extérieur …

… et l’exubérance Art déco des grands hôtels avec des matières nobles à l’intérieur.

Les créateurs se sont clairement inspirés du cinéma UNIVERSUM (1927-1931) de Berlin, par l’architecte Erich Mendelsohn, œuvre phare de l’architecture des cinémas avec 1763 places. Un complexe qui combine plusieurs fonctions (cinéma, restaurant, boutiques, logements) et dont la forme expressive est le résultat des utilisations intérieures.

L’architecture de Mendelsohn exprime une forte volonté d’inscrire la fonction sur la façade : le découpage des fenêtres des boutiques en bandeaux, autour du cinéma, évoque la pellicule 35 mm ; un parallélépipède élancé sert de panneau publicitaire pour annoncer les films… Le projet a été décrié comme Reklamearchitektur (= architecture de publicité) ostentatoire, tandis que les historiens Tafuri et Dal Co1 reconnaissent avec justesse le travail d’intégration judicieux du bâtiment dans son environnement, en plus de ses qualités plastiques.

L’EMPIRE de Margate suit cette même tendance, caractéristique pour les très grandes villes, mais qui semble surdimensionné pour la petite station balnéaire paisible où il est posé en front de mer.

Impression qui est contrebalancée dans les années soixante-dix par la construction d’une tour d’habitation de 18 étages à proximité, où s’exprime une fois de plus le brutalisme anglais au travers d’une façade en béton ondulé, sensée créer un lien avec les vagues de la Manche.

Cet immeuble imposant a été conçu par Russell Diplock Associates en 1964 et le cinéaste Mendes a l’intelligence de l’intégrer dans son récit, puisque le jeune protagoniste de l’histoire, Stephen Murray (Michael Ward) y habite.

Stephen commence un nouveau boulot dans le cinéma EMPIRE. Il fait la rencontre de Hilary Small (Olivia Colman), employée effacée et timide, qui essaye de soigner sa santé fragile.

Le cinéma affiche surtout des films grand public, comme « The Blues Brothers » ou « Les Chariots de feu » (l’affiche de « Killer Elite » du trublion Sam Peckinpah en arrière-plan dénote dans la déco et semble plutôt un clin d’œil aux goûts personnels de Mendes).

Sur l’insistance de Stephen (on découvre plus tard qu’il souhaite – assez logiquement – étudier l’architecture), Hilary lui fait découvrir les espaces désaffectés au-dessus du cinéma, qui a déjà perdu un peu sa splendeur des jours passés.

L’impressionnant ball room (café, bar, salle de bal), très cinégénique, devient alors leur nid d’amour.

Le film est porté par l’interprétation touchante et nuancée d’Olivia Colman et la beauté et la sincérité du jeune Michael Ward. Ils sont secondés par d’excellents acteurs comme Toby Jones, Colin Firth et Tom Brooke.

Mendes traite avec tact et finesse d’un sujet assez classique et souvent montré au cinéma : l’amour impossible… sur fond de musique ska du label 2Tone (« The Specials », « The Beat », « The Selector »), et de tensions sociales et raciales qui ébranlent l’Angleterre des années quatre-vingt avec le régime de la dame de fer Margaret Thatcher.

Si le cinéma EMPIRE/DREAMLAND apparaît désormais comme un objet unique, faisant partie du patrimoine architectural, il ne faut pas oublier le grand nombre de palais de cinéma qui existaient dans les années trente et la brièveté de leur existence. Rien qu’en Angleterre, l’agence d’architecture Weedon construisit 250 cinémas ODEON dans le même style expressionniste-futuriste que l’EMPIRE de Margate. Ils ont pratiquement tous disparu.2

EMPIRE OF LIGHT 2022 Sam Mendes

1 Manfredo TAFURI, Franscesco DAL CO, Klassische Moderne, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1988 – p. 152

2 Werner JEHLE, Architektur des Kino, Zürich, Cinema Gesamtbuch 4-1979 – p. 12

Une réflexion sur “L’empire de la lumière

Laisser un commentaire