ACCATTONE 1961 Pier Paolo Pasolini
La version pauvre de la La dolce vita ?
Écrivain, poète, peintre, journaliste, dramaturge, artiste, acteur, scénariste et réalisateur, l’Italien Pier Paolo Pasolini est l’une des personnalités les plus marquantes de son époque. Provocateur notoire aux goûts éclectiques, homosexuel, profondément catholique et pourtant résolument marxiste, Pasolini n’en est pas à un paradoxe près – ni dans sa vie, ni dans une œuvre aussi dense que déroutante.

Entre 1949 et 1975, année de son meurtre atroce et toujours partiellement élucidé sur la plage d’Ostie, il fut l’objet d’une trentaine de procès (outrage à la pudeur, corruption de mineurs, obscénité, etc.). Cet acharnement judiciaire relevait souvent davantage du politique et du moral que du juridique. Il fut d’ailleurs disculpé de la plupart des charges portées contre lui.

Accattone, son premier long-métrage, est tourné dans des zones précises de la périphérie romaine : les borgate. Pasolini, qui avait déjà situé ces quartiers populaires au cœur de son œuvre littéraire (Les Ragazzi, Une vie violente) et dans ses articles journalistiques (notamment Aux limites de la ville et Les camps de concentration, publié en mai 1958), aimait s’y promener, toujours en quête de rencontres avec ces « jolis mauvais garçons » qui peuplaient ces lieux.

Dans ses articles, Pasolini dénonce le lien inextricable entre géographie, urbanisme et vie sociale : les borgate sont pour lui le seuil où la ville se défait, là où Rome révèle « son vrai visage » – sa misère, ses contradictions, sa vitalité brute.

C’est au cours d’une de ces promenades dans les quartiers pauvres qu’il rencontre les frères Sergio et Franco Citti : le premier deviendra l’un de ses proches collaborateurs, le second, la vedette de son premier film.

Franco Citti ne joue pas Accattone : il l’est. À tel point qu’un jour, il ne se présente pas sur le tournage – la police l’a arrêté après une bagarre la veille. Le producteur, inquiet, doit signer un gros chèque pour le faire libérer. Pasolini, lui, en est ravi.

On comprend l’attrait qu’il éprouve pour Citti : convaincant, attachant, il incarne une crapule sans morale avec une humanité désarmante.

Le décor principal d’Accattone est la Borgata Gordiani, dans le quartier de Prenestino, construite à l’est de Rome, pour accueillir les familles déplacées des centres historiques lors des grands travaux fascistes. Dans les années 1920 et 1930, Mussolini lança d’importants aménagements pour transformer Rome en « capitale de l’Empire ».

Ces travaux comprenaient la restauration et la mise en valeur des monuments antiques (Forum romain – ci-dessus une photo des travaux en 1932, Colisée, Mausolée d’Auguste) ainsi que le percement de grandes avenues monumentales. Mais cette mise en scène du passé entraîna la destruction massive des quartiers médiévaux et populaires.

Les habitants, souvent ouvriers, artisans ou familles modestes installées depuis des siècles au centre, furent expulsés afin de « purifier » Rome de sa misère et de son désordre populaire. Ces déplacements provoquèrent une profonde fracture urbaine et sociale : une périphérie abandonnée, marquée par la pauvreté, l’isolement et la marginalité.

Le régime construisit alors des logements à la hâte, loin du centre et dépourvus de services (eau, transports, écoles, commerces). Ces nouvelles implantations – Borgata Gordiani, Tiburtino III, Primavalle, Quadraro, Tor Marancia – composés des petits bâtiments avec au mieux un étage, furent appelées borgate ufficiali, à distinguer des bidonvilles spontanés qui se créent également en même temps.

« Le néoréalisme se contente de décrire le quotidien, j’en ai fait un drame, une tragédie. »1. Même s’il cherche à se situer en dehors du courant néoréaliste, la caméra de Pasolini révèle une Rome méconnue mais bien réelle : celle de la pauvreté, des terrains vagues et des banlieues oubliées. C’est dans cette périphérie méconnue et en constante mutation que poussent en masse des immeubles dans les années cinquante et soixante. Ces bâtiment nouveaux de 4 à 9 étages restent un bien inaccessibles aux populations des borgate. Soucieux du phénomène, Pasolini va situer son deuxième film, Mama Roma, dans ces constructions.
1 entretien avec Michéle Manceaux, 14.12.1961

Cela ne l’empêche pas de reconnecter la banlieue au centre, notamment lors de la scène où Accattone plonge du pont Saint-Ange dans le Tibre.

La jeune Maddalena (Silvana Corsini) se prostitue pour Accattone au bord d’une route désolée, près d’une usine. Sur un terrain vague, elle est violée et tabassée par des voyous qui en veulent à Accattone. Pasolini alterne l’agression avec des vues des logements alentours, créant un lien visuel entre violence gratuite et urbanisme déshumanisé.

Pasolini choisit ces lieux de la banlieue Est de Rome pour leur valeur anthropologique et sociale : il y dénonce une réalité désolante, tout en sublimant la beauté brute de ces espaces et de leurs habitants livrés à eux-mêmes.

Plusieurs longs plans-séquences montrent les personnages marchant, soulignant à la fois l’éloignement des borgate et l’absence de tout transport public.

Accattone passe avec son ami Balilla (Mario Cipriani) devant la ruine d’une maison où l’on peut lire un graffiti : « Vogliamo una casa civile » / « Nous voulons un logement digne ».


Un autre travelling montre Accattone avec Ascenza (Silvana Corsini), son ex-femme, portant leur bébé, remontant la Via Formia. La durée de la séquence accentue la désolation infinie de la banlieue.

Le film débute dans un autre quartier populaire de l’est de Rome, Pigneto, au sud de la via Prenestina, déjà utilisé par Rossellini dans Rome, ville ouverte. Pasolini y tourne la scène du bar où se retrouvent les amis d’Accattone, via Fanfulla da Lodi.

C’est dans ce même quartier, via Ettore Giovenale, que se situe la maison du proxénète.

Ce premier film doit beaucoup au néoréalisme, même si Pasolini conteste cette filiation. Il préfère se référer à Carl Theodor Dreyer, Sergueï Eisenstein ou Charlie Chaplin, injectant dans son œuvre la dimension poétique et tragique de ses maîtres.

La religion y occupe une place essentielle : la structure d’Accattone suit le schéma de la chute, de la souffrance et de la rédemption impossible, transposée dans des images d’une grande puissance symbolique, notamment lorsque Accattone et Stella (Franca Pasut) travers la Piazza San Felice da Cantalice.

Dans son désir de filmer amoureusement son héros, Pasolini idéalise peut-être un peu trop ce maquereau fanfaron et fourbe. Mais sa manière de dénoncer les méfaits d’un urbanisme irréfléchi et méprisant demeure exemplaire.
ACCATTONE 1961 Pier Paolo Pasolini