L’image encadrée

Le surcadrage dans le cinéma de Wes Anderson

BOTTLE ROCKET 1994 / THE ROYAL TENENBAUMS 2001 / LIFE AQUATIC WITH STEVE ZISSOU 2004 / THE DARJEELING LTD 2007 / FANTASTIC M. FOX 2009 / MOONRISE KINGDOM 2012 / THE GRAND BUDAPEST HOTEL 2014 / THE FRENCH DISPATCH 2021 / ASTEROID CITY 2023 Wes Anderson

CITIZEN KANE 1941 Orson Welles

REAR WINDOW (Fenêtre sur cour) 1954 Alfred Hitchcock

LA NUIT AMERICAINE 1973 François Truffaut

Le cinéma très codé de Wes Anderson repose sur des règles géométriques strictes et des choix stylistiques extrêmement précis. Cette approche a progressivement conduit, au fil de ses films, à une abstraction et à une théâtralisation des décors dans lesquels évoluent ses protagonistes.

Trois dispositifs de cadrage sont utilisés de manière si récurrente qu’ils sont désormais identifiés comme typiquement « Wes Andersoniens » : la planimétrie, la symétrie et le surcadrage (ci-dessus on retrouve les trois éléments dans un plan de La famille Tenenbaum – 2001).

Le surcadrage, dispositif bien connu de l’histoire du cinéma, consiste à inscrire un cadre secondaire à l’intérieur du champ principal — autrement dit, à utiliser un élément du décor, de la lumière ou de la composition pour encadrer visuellement un personnage ou un objet à l’intérieur du plan. Filmer un personnage à travers une fenêtre, par exemple, ou, comme ci-dessus dans Le preneur de rats – court métrage de 2023, pour renforcer l’attention du spectateur sur les visages des trois protagonistes à travers d’un tuyau.

Des cinéastes aussi différents qu’Orson Welles (notamment dans Citizen Kane) ou Chantal Akerman (notamment dans Jeanne Dielman – 1975) ont utilisé le surcadrage, en particulier pour souligner l’isolement de leurs personnages. Citizen Kane (1941), ci-dessus, montre le jeune Foster Kane seul à travers la fenêtre pendant que les adultes dans la pièce décident de son sort.

Chez Anderson, ces emplois « classiques » se combinent à une systématisation graphique. Ainsi, dans Asteroid City (2023), Jason Schwartzman et Scarlett Johansson apparaissent simultanément encadrés par leurs fenêtres respectives, créant un effet de boite dans la boite …

… une citation explicite d’une scène semblable dans La Nuit américaine (1973) de François Truffaut.


Alfred Hitchcock emploie ce procédé de manière appuyée dans Fenêtre sur cour (1954). Le principe renforce le sentiment de voyeurisme chez le spectateur, qui pénètre dans l’intimité de personnes qu’il ne connaît pas. Le fait que la vue soit partiellement obstruée par un mur ou par un élément architectural accentue cet effet.

Anderson élargit ce dispositif : portes, arcades, cloisons, poteaux, trous, miroirs et canalisations deviennent autant d’éléments architecturaux organisant le plan selon une logique de compartimentation (ci-dessus dans Fantastic Mr Fox de 2009).

Comme de nombreux réalisateurs avant lui, il utilise les miroirs pour surcadrer ses compositions. Le miroir permet de filmer la conversation de deux (dans Asteroid City, ci-dessus) …

… voire trois (dans A bord du Darjeeling Ltd, 2007 – ci-dessus) interlocuteurs face caméra, en simultané.

Le surcadrage produit alors un effet de « split screen » (écran divisé), une technique très en vogue dans les années 1960 avec l’apparition du cinémascope. Le split screen, souvent utilisé pour filmer des conversations téléphoniques, apparaît également dans le cinéma d’Anderson.


Comme déjà illustré avec Citizen Kane, le surcadrage permet de montrer deux actions en même temps. Une conversation au premier plan et, au deuxième plan à l’intérieur du bar, une partie de billard qui tourne à la bagarre dans Bottle Rocket (1996) …

… où encore une conversation de Steve Zissou (Bill Murray) dans La vie aquatique (2004) au premier plan et un orque, iillustrant sa passion pour le monde maritime, en arrière-plan.

Un autre élément caractéristique de son style est le « regard caméra » combiné aux surcadrages : les personnages fixent le spectateur (ci-dessus dans Grand Budapest Hotel-2014), franchissant ainsi le « quatrième mur ». Ce procédé théâtralise la mise en scène et accentue l’étrangeté — voire la drôlerie — de certaines situations.

Ces moments sont presque toujours accompagnés d’un jeu « dead-pan » (impassible), popularisé à l’époque du muet par Buster Keaton — « l’homme qui ne rit jamais » — puis repris d’abord par Bill Murray, acteur fétiche d’Anderson. Toni Revolori, Saoirse Ronan et Ralph Fiennes adopte cette attitude dans Grand Budapest Hotel de 2014 lors d’un voyage en train.

Au début de Moonrise Kingdom (2012), le dispositif souligne d’emblée le dysfonctionnement de la famille Bishop : réunis dans un même plan, les personnages paraissent chacun confinés dans un espace distinct, séparé des autres.

Dans The Grand Budapest Hotel, le motif apparaît lorsque M. Gustave et Zero se retrouvent dans les cuisines du château de Lutz : assis dans une pièce secondaire, ils sont encadrés par le passe-plat et ressemblent à un tableau accroché au mur. Leur immobilité et leur regard « dead-pan » créent une situation comique.

Au-delà de cet effet légèrement surréel, l’image-tableau fait écho au fait que M. Gustave vient d’hériter d’une œuvre d’une valeur inestimable, tout en annonçant qu’il sera bientôt accusé d’en avoir volé le tableau et incarcéré.

La mise en scène se fait ici prémonitoire : elle annonce subtilement la captivité future de M. Gustave, rappelée plus tard par un autre surcadrage le montrant derrière les barreaux.

Les choix stylistiques d’Anderson, où le décor – et, par extension, l’architecture – occupe une place centrale, ont largement contribué au succès de ses films. Toutefois, ce maniérisme poussé à l’extrême a également suscité une certaine lassitude chez les critiques comme chez les spectateurs. Quoi qu’il en soit, le surcadrage chez Anderson ne relève ni du pur esthétisme gratuit, ni d’un simple effet comique : il s’inscrit dans une véritable dramaturgie de l’image.


BOTTLE ROCKET 1994 / THE ROYAL TENENBAUMS 2001 / LIFE AQUATIC WITH STEVE ZISSOU 2004 / THE DARJEELING LTD 2007 / FANTASTIC M. FOX 2009 / MOONRISE KINGDOM 2012 / THE GRAND BUDAPEST HOTEL 2014 / THE FRENCH DISPATCH 2021 / ASTEROID CITY 2023 Wes Anderson

CITIZEN KANE 1941 Orson Welles

REAR WINDOW (Fenêtre sur cour) 1954 Alfred Hitchcock

LA NUIT AMERICAINE 1973 François Truffaut

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