L’EMPIRE 2023 Bruno Dumont
Avertissement :
L’article contient des révélations concernant le dénouement de l’intrigue.
Les premiers films de Bruno Dumont (de La Vie de Jésus, 1997, à Hors Satan, 2011) se distinguent par un style radical, austère, profondément ancré dans la tradition du cinéma d’auteur européen, récoltant régulièrement des prix aux festivals de Cannes, Berlin et Venise.

Tournant essentiellement dans le nord de la France (à l’exception de 29 Palms), Dumont privilégie des acteurs non professionnels et des décors réels, choisissant souvent des lieux modestes, mais néanmoins représentatifs de la région.
Avec Camille Claudel 1915 (2013) et Ma Loute (2016), il s’oriente vers un cinéma mêlant acteurs professionnels et amateurs dans des œuvres plus ludiques : notamment la comédie loufoque Ma Loute, ou plus fantaisistes encore, comme avec son diptyque sous forme de comédie musicale, sur fond de musique métal et de textes en vers inspirés de la vie de Jeanne d’Arc (Jeannette, 2017, et Jeanne, 2019).
Avec l’excellente mini-série satirique P’tit Quinquin, tournée autour d’Audresselles dans le Pas-de-Calais, Dumont semble atteindre une forme d’aboutissement.

Recyclée dans une deuxième saison décevante — où apparaissent déjà des extraterrestres — cette série ouvre la voie à L’Empire, présenté comme une sorte de Guerre des étoiles chez les Ch’tis.

Mais plutôt qu’un avatar décalé de Star Wars, c’est à un véritable décalque de Starcrash, incroyable nanar SF de Luigi Cozzi, auquel on assiste. Notamment à travers le personnage principal Jane de Baecque (Anamaria Vartolomei), quasi copier-coller de Stella Star (Caroline Munro). Le tout combiné avec les décors de P’tit Quinquin et les obsessions sexuelles brutes des premiers films de Dumont — ici moins crues mais toujours centrales, dans la mesure où elles soulignent, du point de vue des extraterrestres du moins, ce qui rend la vie supportable.

Dumont, qui ne s’intéresse guère au genre, livre malgré tout un film doté d’effets spéciaux très correctement exécutés (ce que l’on ne pouvait pas dire de Starcrash). Mais les affrontements entre les adversaires restent hors champ.


Deux entités venues d’ailleurs, les « 0 » et les « 1 », s’affrontent sur Terre — plus précisément dans le Boulonnais, sur le littoral de la Manche — sans que l’humanité ne s’en rende compte. Jony (Brandon Vlieghe – à gauche), émissaire des « 0 », a conçu un fils sur Terre, Freddy, incarnation du mal absolu, que Jane de Baecque (Anamaria Vartolomei – à droite), descendue des cieux, doit combattre pour sauver l’humanité. Selon Bruno Dumont, L’Empire est un prequel de La Vie de Jésus. Le gentil bébé Freddy de L’Empire deviendra le crétin raciste et assassin de son tout premier film.

Les quelques décors futuristes sont parsemés de références incontournables au genre, avec notamment un clin d’œil évident à Luigi Colani : mobilier blanc immaculé et aux formes arrondies.

L’idée, assez incongrue, de mêler deux univers plutôt opposés (P’tit Quinquin contre La Guerre des étoiles) fait naître des jolies images surréalistes, impressionnantes et amusantes, comme la rencontre des dunes du Pas-de-Calais avec les jardins du palais de Caserte en Italie …

… ou encore celle d’utiliser les vestiges d’un bunker allemand comme piste d’atterrissage pour le vaisseau-chapelle de la Reine !

L’intérêt du film réside donc moins dans son intrigue simpliste1 que dans le design original de ses vaisseaux spatiaux, étonnamment élaborés. Leur forme ne semble pas guidée par une logique aérodynamique, mais par des codes architecturaux très signifiants : à travers les deux vaisseaux, c’est le style gothique qui affronte le classicisme — autrement dit, c’est la lutte entre religion et royauté.
1 Une intrigue qui puise autant dans les univers de Star Wars et Starcrash que dans la Bible, inépuisable matrice.

Désignés comme les « bons », les « 1 » prennent l’apparence de personnages féminins — Camille Cottin (la Reine) et Anamaria Vartolomei — et vivent dans un vaisseau résolument gothique, soulignant ainsi la dimension quasi divine de ce peuple venu d’ailleurs.

Le vaisseau de la Reine rappelle étrangement la Sainte-Chapelle, édifiée sur l’île de la Cité à Paris pour abriter la Sainte Couronne d’épines portée par le Christ. Inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, elle est la première des douze saintes chapelles, construites entre le XIIIe siècle et le milieu du XVIe.

Presque entièrement vitrée, elle se distingue par l’élégance et la prouesse de son architecture : une élévation impressionnante (environ 20,5 m) et une suppression quasi totale des murs au profit de grandes verrières dans la chapelle haute. Édifiée en seulement sept ans, elle est dotée d’un décor intérieur éblouissant.

Le traitement polychrome de ses colonnes et chapiteaux est particulièrement remarquable — détail que Dumont n’oublie pas de mettre en valeur.

Les « 0 », quant à eux, prennent l’apparence d’hommes (dirigés par un Fabrice Luchini — dans le rôle de Belzébuth — déchaîné à l’idée d’avoir enfin un corps et de pouvoir en jouir), et se déplacent dans un vaisseau ayant l’allure d’un palais royal avec jardin à la française.

Ce décor est le Palais de Caserte, situé près de Naples, en Italie. Cette ancienne résidence royale, qui compte 1200 pièces sur cinq étages, a sans doute été choisie en raison de son apparition dans la saga Star Wars, comme palais de Theed sur la planète Naboo dans La Menace fantôme (1999) et L’Attaque des clones (2002) 2. Chacun de ses films met en évidence son imposant escalier monumental richement orné de marbre.
2 Le Palais de Caserte apparaît également dans Conclave (Edward Berger), Mission: Impossible III (J. J. Abrams), La Tempête (Alberto Lattuada), Waterloo (Sergueï Bondartchouk), et bien d’autres films.

Cette simplification extrême d’une dualité déjà présente dans les œuvres antérieures de Dumont — entre hommes dominants (homme = royauté/pouvoir = mal) et femmes résistantes (femme = religion/déférence = bienveillance) — trouve ici une expression visuelle lourde de symboles jusqu’à dans les décors eux-mêmes.

Cette parodie, qui se veut décalée, n’échappe pas à certains clichés sexistes évidentes, en particulier dans le traitement du personnage d’Anamaria Vartolomei3 : une jolie amazone de l’espace, vêtue d’un bikini noir, investie d’une mission divine mais finalement faible et vulnérable, car déstabilisée par l’attrait (sexuel) du mal, incarné par le viril Jony.
3 Il n’est pas étonnant qu’Adèle Haenel, initialement pressentie pour le rôle, ait refusé le projet.

Même si Dumont ne s’intéresse pas vraiment aux conventions du genre, il faut reconnaître que son idée d’un anti-climax — qui aspire tout le monde dans un trou noir, évitant ainsi l’éternel affrontement final à grands renforts de bagarres interminables — reste efficace et assez drôle.
Ainsi soit-il.
L’EMPIRE 2023 Bruno Dumont