L’expressionnisme en roue libre

VON MORGENS BIS MITTERNACHTS (De l’aube à minuit) 1919 Karlheinz Martin

« De l’aube à minuit » est l’une des rares œuvres tournée entièrement dans un décor expressionniste quelques mois avant le célèbre « Cabinet du docteur Caligari » en 1919 ! Elle peut donc être considérée comme la toute première œuvre du cinéma expressionniste allemand.

Composée de décors (presque) aussi extravagants que ceux de « Caligari », le film souligne le fait que ce courant artistique est bien dans l’air du temps, au début des années vingt, tant dans les galeries d’art, qu’au théâtre et au cinéma.

Si le film est tombé dans l’oubli, c’est en partie à cause d’une distribution chaotique à sa sortie : réalisé avant Caligari, il n’arrive dans les salles qu’en 1920. De plus, il est considéré comme perdu jusqu’en 1962.

Malgré son intérêt historique, il faut se rendre à l’évidence que le parti pris du film est difficile à apprécier : une mise en scène théâtrale et statique, et un récit sans progression dramatique qui se contente d’enchaîner des scènes interchangeables.

Un défaut que l’on trouve déjà inscrit dans l’origine scénaristique du film tiré d’une pièce de théâtre écrite par Georg Kaiser en 1912. « Von morgens bis mitternachts » fait partie d’un courant appelé « Stationendrama » – des histoires épisodiques qui se succèdent sans progression apparente ni point d’orgue. Pourtant, le récit qui nous est raconté ici ne manque pas de rebondissements :

Ebloui par la beauté d’une grande dame (Erna Morena), un simple employé (Ernst Deutsch) vole dans la caisse de la banque où il travaille. Il tente par la suite de rejoindre la belle jusqu’à son hôtel, pour lui proposer de s’enfuir avec lui, puisque le voilà riche. Mais celle-ci n’a que faire de cette proposition impromptue et lui rigole au nez.

Déçu, le caissier tente de la posséder par la force, puis se ressaisit et repart avec sa fortune sous le bras.

Après un bref retour chez lui, la présence de sa famille – dont les membres ont tous l’air plus abrutis les uns que les autres – le pousse à chercher le bonheur ailleurs.

S’ensuivent alors plusieurs scénettes (dans un vélodrome, un tripot, un cabaret) où le caissier cherche à dépenser son argent et trouve un peu de répit, à défaut de trouver le bonheur.

Il rencontre plusieurs jeunes femmes (toutes jouées par Roma Bahn), mais leur visage se transforme en tête de mort, trucage sans doute très frappant pour les esprits de l’époque ! Poursuivi par la police, il sombre progressivement dans la folie, jusqu’à être récupéré par une dernière jeune femme, membre de l’armée du salut, qui le convainc de confesser ses péchés.

Mais l’âme-sœur qu’il pense avoir trouvée, le dénonce illico presto à la police !

Le caissier se tire alors une balle dans le cœur et se retrouve les bras en croix, tel le Christ sur le mont des Oliviers : Ecce Homo !

« L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue largement. » La morale de l’histoire, somme toute assez banale est contaminée par le message (pas si) subliminal et bien connu : le mal provient des femmes, tentatrices et/ou traîtresses …

Auxquelles on peut ajouter des personnages secondaires caricaturaux à connotation raciste (phénomène malheureusement assez courant à l’époque) : du vendeur juif à longue barbe fourbe et malicieux, au barman noir qui fait des grimaces tout en mixant ses cocktails.…

Plus problématique que ces dérapages (qui à l’époque passe sans doute inaperçue), il est difficile de rentrer dans ce monde absurde, artificiel et fantasque puisque les évènements s’enchaînent de manière très répétitive et lassante.

A côté d’Ernst Deutsch, qui joue avec beaucoup de verve et d’enthousiasme, un caissier qui court à sa perte avec le sourire…

… On retient surtout la grâce et la beauté d’Erna Morena (à droite) en grande bourgeoise élégante… et le jeu efféminé du magnifique Hans Heinrich von Twardowski (à gauche), qui interprète son fils rêveur. On le retrouvera, beaucoup plus sobre, interprétant Alan dans « Le Cabinet du docteur Caligari ».

Filmé sans réelle ambition pour la mise en scène, les décors1 constituent des arrière-plans sans aucun relief ni profondeur. Là, où « Caligari » réussit à créer un monde complet et à faire évoluer les personnages dans des espaces en volumes, « De l’aube à minuit » se contente de disposer les acteurs devant des tableaux peints.

1 Les décors sont-ils un simple recyclage de ceux qui ont servi pour la pièce de théâtre déjà évoquée ?

Même quand il s’agit de montrer un escalier – structure emblématique qui fait naître naturellement des points de vue expressionnistes dans les films allemands de la même époque – celui-ci reste au stade d’un simple arrière-plan inexploité. Rien ne monte en intensité.

Seule l’errance du caissier sur un chemin sinueux apporte une touche de dynamisme et une profondeur au décor (point de vue qu’on retrouve de manière plus élaborée dans « Caligari »). Cette séquence est efficacement soulignée par une tempête de neige qui s’abat sur les passants.

L’audace et l’intérêt du film se trouvent principalement dans l’évocation assez frontale de la mort et du sexe, intimement liés par une symbolique appuyée, digne d’un film d’Alejandro Jodorowsky 2.

2 notamment « El Topo » (1970, « La montagne sacrée » (1973), « Santa Sangre » (1989)

Reste un cauchemar rocambolesque et ubuesque à souhait, un peu trop étiré en longueur, parfois assez incompréhensible, mais raconté à travers de jolies tableaux.

VON MORGENS BIS MITTERNACHTS (De l’aube à minuit) 1919 Karlheinz Martin

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