BERLIN – SINFONIE DER GROßSTADT (Berlin – Symphonie d’une grande ville) 1927 Walter Ruttmann
« Berlin – Sinfonie der Großstadt » est la matrice du film documentaire urbain des années vingt, tout comme peu de temps arès « L’Homme à la caméra » (1929) de Dziga Vertov, qui filme notamment Moscou, Kiev et Odessa et « Menschen am Sonntag » (« Les Hommes le dimanche », 1930) de Robert Siodmak et E. G. Ulmer, également tourné à Berlin.

Ces « symphonies urbaines » décrivent la vie d’une métropole comme un organisme multifonctionnel et cohérent dans lequel l’homme devient, tel une fourmi, un facteur indispensable mais aussi interchangeable pour en assurer le bon fonctionnement. Elles captent l’ambiance des grandes villes, leur architecture, leur urbanisme dicté désormais par les flux du trafic, et en même temps, témoignent de la singularité des hommes et des relations humaines à l’intérieur du « moloch » qu’est la métropole.

« Berlin – Sinfonie der Großstadt », film muet allemand, constitue un exemple emblématique du cinéma documentaire urbain1. Walter Ruttmann, accompagné de Karl Freund2, qui s’occupe avec lui du scénario, vient capter le quotidien de Berlin dans les années vingt à travers un montage novateur et rythmique, structuré comme une composition musicale. En orchestrant les dynamiques de la ville, il crée une véritable symphonie cinématographique à partir des différentes énergies et ambiances changeantes au fil des heures de la journée.
1 Si le film s’apparente au genre documentaire, la structure générale (une journée dans la vie d’une ville) et certaines scènes sont néanmoins scénarisés et même « jouées » pour obtenir les images recherchées.
2 Karl Freund, chef opérateur très renommé du cinéma muet allemand qui part aux Etats Unis en 1928. Il y devient metteur en scène de deux classiques du film d’horreur chez Universal : « La Momie » (1932) avec Boris Karloff et « Les Mains d’Orlac » (1935) avec Peter Lorre.

L’écrivain et critique de cinéma français Georges Sadoul qualifie ce film de « symphonie d’impressions visuelles admirablement montées, suivant la voie et les méthodes indiquées par Dziga Vertov et ses « kinoks« . »3
3 Le redoutable critique Siegfried Kracauer, grand admirateur des films de Vertov, critique au contraire le manque d’engagement sociale du film de Ruttmann à sa sortie.


En effet, ce film vient témoigner d’une fascination pour la ville comme spectacle en soi, où chaque rue, chaque bâtiment et chaque passant constitue la pièce d’un puzzle plus vaste : celui de la vie moderne. La caméra observe cette ville en mouvement, à l’instar d’une paire d’yeux, scrutant la ville dans tous ses recoins.


C’est précisément cette approche que les cinéastes soviétiques du collectif Kinoks développent à partir des années 1920, en adoptant le concept du « cinéma-œil » cher à Vertov. Leur objectif : saisir « la vie sur le vif », sans artifice ni mise en scène. Opposés au cinéma de fiction et à toute forme de narration scénarisée, ils défendent un cinéma documentaire engagé, conçu comme un outil politique au service du réel.


Toutefois, Berlin – Symphonie d’une grande ville ne s’inscrit pas totalement dans la logique des Kinoks. Contrairement à leur rejet absolu du scénario et de la mise en scène, le film de Ruttmann a recours au procédé.4
4 Notamment dans l’épisode d’une femme désespérée, filmé en gros-plan, qui se jette d’un pont alors que des badauds commentent l’évènement.


Structuré en cinq actes, de l’aube à minuit, ce métrage repose sur un cadre narratif précis. Ruttmann et Freund cherchent à filmer des instants et des espaces-temps spécifiques tout en laissant la ville être son propre protagoniste, sans acteurs ni décors rajouté.

Au fil des actes, la ville se dévoile sous toutes ses facettes : endormie, bondée, pressée, scolaire, industrielle, professionnelle, commerçante, bourgeoise, populaire, créative, inventive, organisée, sportive, fêtarde, lumineuse, amoureuse, amusante, spectaculaire … libre !

Filmée en grand angle depuis les hauteurs, resserrée dans une ruelle ombragée, cadrée sur la devanture d’un commerce ou capturée façon portrait lorsqu’un passant s’approche trop près, la caméra épouse chaque perspective de la capitale.

Cet enchaînement de scènes est soutenu par une musique symphonique minutieusement synchronisée sur les pulsations de la ville. Dans les moments calmes, seuls quelques instruments à cordes accompagnent les images sur des notes basses, tandis que les séquences plus intenses s’animent avec des tambours et des sonorités plus graves.


Le rythme de diffusion des images varie également en fonction du sujet filmé. Des plans fixes et prolongés invitent à contempler la ville, en prenant le temps. Tandis que pour les scènes de cohue humaine, de travail à la chaîne ou de machineries infernales, les images se succèdent frénétiquement sur fond de percussions insistantes.

L’intensité croissante oppresse, le souffle se raccourcit, le pouls s’accélère. Par cette mise en scène, Ruttmann suscite des émotions précises et délivre un message fort, révélant une lecture idéologique sous-jacente.


En insistant sur la rapidité, l’épuisement et la tension du monde ouvrier, notamment grâce à l’appui musical, le film s’apparente à une critique implicite des conditions de travail industrielles. La ville apparaît alors comme un spectacle fascinant, tantôt paisible et harmonieux, tantôt oppressant et effrayant. Par ses montages rythmés, ses jeux d’espace et de temps, ses cadrages et surtout son usage expressif de la musique, Ruttmann propose une vision contrastée et nuancée de la modernité urbaine.


L’utilisation politique du documentaire est une démarche courante et essentielle. En effet, le cinéma documentaire a pour mission de refléter notre monde, tandis que les cinéastes, en tant qu’artistes, ont la responsabilité d’offrir une vision unique de ce monde, d’y insuffler un message.

Bien que le cinéma soit avant tout un art de divertissement, il revêt également une dimension cruciale en tant que vecteur de communication. Il parle au peuple, il touche les masses, agissant ainsi en médiateur puissant. Le cinéma documentaire est ainsi porté par de nombreux cinéastes engagés, saisissant l’essence de problématiques sociétales profondes et urgentes, les mettant en lumière à travers leurs images.
Magda TM4

Le regard que pose le film sur la ville et sur la manière d’y vivre est fondamental. Son importance réside dans la facilité de s’identifier avec les nombreux badauds, passants et autres acteurs involontaires qu’on croise au cours du récit. C’est effectivement là, sa dimension sociale sous-jacente, ce qui a échappé à l’époque au journaliste et sociologue Siegfried Kracauer quand il descend le film en 1927 dans une critique de la Frankfurter Zeitung.
5 Magda TM fait partie de l’équipe d’ArchiKino depuis décembre 2024. Son analyse du film « Berlin – Symphonie d’une grande ville » a été fait dans le cadre de son mémoire d’initiation à la recherche (Master 2 – ENSAL 2025) intitulé « Architecture narrative au cinéma – L’architecture pour raconter sans mots – la matérialité comme outil de narration. »
BERLIN – SINFONIE DER GROßSTADT (Berlin – Symphonie d’une grande ville) 1927 Walter Ruttmann