Ca-li-ga-ri !

DAS CABINET DES DOKTOR CALIGARI (Le Cabinet du docteur Caligari) 1919 Robert Wiene

« Le Cabinet du docteur Caligari », œuvre mythique tournée il y a 105 ans, cristallise à la fois la naissance, l’aboutissement et le point de non-retour de l’expressionnisme filmé. Et change à tout jamais la conception et la perception du décor au cinéma.

Car si quelques voix critiques contemporaines du film lui ont parfois reproché la théâtralité du procédé, c’est avec lui que la profession et les spectateurs prennent conscience de l’importance déterminante du décor pour renforcer l’ambiance du récit.

« Caligari » relève ce défi avec un style visuel extravagant et cohérent, réunissant décors grotesques et difformes, effets de peintures dynamiques et éclatés, et costumes fantaisistes. Même les mouvements et expressions des acteurs, participent à un Gesamtkunstwerk – une œuvre d’art totale grandiose.

Ainsi Werner Krauss (le docteur Caligari) et Conradt Veidt (le somnambule Cesare), incarnent deux facettes du mal en se fondant magnifiquement par leur jeu dans un cadre qui combine abstraction et simplicité avec complexité et contradiction.

L’histoire s’articule autour d’un trio d’amis – Alan (Hans-Heinrich von Twardowski) et Franz (Friedrich Feher), amoureux de la même fille, Jane (Lil Dagover) – qui se trouvent entraînés dans une série de meurtres, commis dans la petite ville de Holstenwall durant une fête foraine.

César le somnambule, curieux objet de foire, commet la nuit des meurtres sous l’emprise du docteur Caligari, un hypnotiseur et agitateur tout puissant. Leur relation malsaine dénonce « l’absurdité d’une autorité asociale »1 et l’obéissance aveugle face à l’autorité.

1 EISNER Lotte H., L’Ecran démoniaque, Paris, Ramsay, 1952

Cette notion intentionnelle des scénaristes est soulignée par Siegfried Kracauer2 dans son livre « De Caligari à Hitler » et élargie à l’ensemble du peuple allemand. Krakauer voit dans ce film la dénonciation des dérives d’un gouvernement qui permettra à Adolf Hitler de s’emparer du pouvoir.

2 KRACAUER Siegfried, Von Caligari zu Hitler, Leipzig, Rowohlt, 1947

En dehors du style visuel inédit, le film innove également dans sa mise en scène par un récit-cadre, dont l’origine est aussi contestée qu’abondement discutée au fil des décennies. Faisant partie du scénario, mais initialement prévu uniquement pour encadrer un fait divers vieux de 20 ans, sa charge contestataire est désamorcée dans sa version finale, car Alan – le protagoniste qui raconte l’histoire – s’avère n’être qu’un fou délirant et l’atroce Caligari, un directeur d’ asile bienveillant.

Rétrospectivement, ce dénouement ajoute plutôt de la consistance et peut aussi être interprété de manière différente : le docteur Caligari mène bien une double-vie de malfaiteur et son pouvoir lui permet d’interner le pauvre Alan, qui dit vrai, mais que personne n’écoute (en dehors des détenues de l’asile). Cette lecture est cohérente avec le fait que les images du récit-cadre d’Alan sont toujours situées dans des décors expressionnistes (le jardin des détenues / les intérieurs et le bureau de Caligari), à la seule exception de la façade de l’asile.

Le cinéaste Robert Wiene sera dénigré pendant des décennies comme simple « faiseur »3 d’un scénario soit disant génial, écrit par Carl Mayer et Hans Janowitz, qui prendront toute la lumière. Janowitz prétendra qu’il contenait des indications scéniques précises et une charte visuelle à suivre. Cette affirmation s’est vue démentie quand l’original du scénario fut retrouvé. Non seulement le script ne contenait aucune indications visuelles, mais Wiene a judicieusement resserré l’intrigue initiale, bavarde et surchargée d’intertitres !4

3 « Des metteurs en scène comme Robert Wiene et Richard Oswald, qui se révélèrent plus tard n’être que des artistes de second ordre, ont pu faire illusion à leurs débuts en signant des films qui ont paru, sur le moment, doués de qualités remarquables. » EISNER Lotte H., L’Ecran démoniaque, Paris, Ramsay, 1952

4 Voir aussi : DE FLEURY, MANNONI, EISENSCHITZ, ELSAESSER, Le cinéma expressionniste allemand, Paris, Editions de la Martinière, 2006

Janowitz avait pourtant bel et bien une vision de l’aspect visuel du film, puisqu’il avait contacté le graphiste Alfred Kubin, connu pour ses images obscures et oppressantes (ci-dessus), pour concevoir les décors… Mais ce dernier aurait décliné l’offre. Lors de la production, l’indication « décors à la manière de Kubin » deviendra « décors cubiques » … !

Si le film épouse l’esthétique de l’expressionnisme pour créer avec succès un cauchemar éveillé, c’est bien grâce au travail imaginatif du trio de décorateurs Hermann Warm, Walter Reimann et Walter Röhrig (ci-dessus, un croquis de chacun de gauche à droite ©Archives de la Cinémathèque Française).

Ils proposent à Wiene des dessins avec des ambiances radicales et inédites. Wiene, impressionné, soumet le concept au producteur délégué Rudolf Meinert, qui y voit surtout une opportunité de faire un film peu coûteux (le village est construit en carton et simplement peint).

Par la suite, Röhrig continuera de créer des décors expressionnistes, en collaboration avec le prolifique Robert Herlth, pour des films allemands de référence, comme « Les Trois Lumières » (de Fritz Lang), « Le Trésor » (de G. W. Pabst) , « Tartuffe » et « Le Dernier des hommes » (deux films de F. W. Murnau).

Il a aussi été reproché aux décorateurs de ne pas appartenir au mouvement expressionniste alors en vogue et d’avoir simplement copié et/ou aplati une expression artistique pour la conformer à une histoire et à un public de cinéma. C’est vrai, mais ne faut-il pas plutôt admirer la capacité des décorateurs à s’emparer d’un art existant pour le transposer avec maitrise au service de l’histoire ?

Warm et Reimann ont déjà démontré leur talent dans l’appropriation d’un style (la renaissance italienne) avec les décors de « La Peste à Florence » de Otto Rippert.

Le film qui préfigure des éléments essentiels du polar (un tueur en série) et du film d’horreur (des crimes qui terrorisent toute une ville), exprime dans les décors déformés et déséquilibrés une réflexion sur l’âme torturée de ses personnages, mais témoigne surtout d’une époque d’entre-deux guerres, saturée d’incertitudes et de peurs.

Si l’expressionnisme au cinéma n’est jamais vraiment devenu un genre en soi, cadrage et éclairage dits « expressionnistes » restent les éléments incontournables dans les deux genres les plus influencés par « Caligari »: le film noir et le film d’horreur.

Le rapt de Jane par Cesare préfigure la rencontre entre le monstre et la fiancée du docteur Frankenstein (James Whale, 1931).

Et les rayons de lumière qui pointent sur le coupable dans sa cellule, trouvent leur écho dans des milliers de films noirs et de gangsters, jusqu’à « Sin City » en 2005.

DAS CABINET DES DOKTOR CALIGARI (Le Cabinet du docteur Caligari) 1919 Robert Wiene

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