ONE FROM THE HEART (Coup de cœur) 1981 Francis Ford Coppola
Après l’immense succès du « Parrain » I et II sur la mafia New Yorkaise (1972 et 1974) et son épique et controversé film de guerre « Apocalypse Now » (1979), Francis Ford Coppola décide de mettre en scène une comédie musicale qui se déroule à Las Vegas, mais entièrement tournée à San Francisco, dans les studios de sa propre société de production, American Zoetrope.

La mise en place de décors immenses pour recréer la ville de Las Vegas lui coûte une fortune. Elle est nécessitée par l’idée initiale du réalisateur de faire un film en un seul plan-séquence… Ambition trop contraignante (en 1982 et sans l’aide du numérique), qu’il abandonnera au cours du tournage.

Il subsiste toutefois de cette première idée, des séquences très longues et élaborées combinées à une technique de superposition / juxtaposition de décors, qui permet de passer d’un lieu à l’autre dans une grande fluidité. Un principe qui confère au film une ambiance de rêverie, magistralement éclairé par Vittorio Storaro.

Malgré sa maîtrise technique et sa beauté plastique, le film est hué par la critique et connaît un échec cuisant auprès du public. Il entraîne la ruine de la société American Zoetrope et condamne Coppola à perdre son indépendance artistique pendant des années et à se rabattre sur des films de commande pour payer ses dettes.

Si, entretemps, le film a été réévalué par la critique, « Coup de cœur » laisse toujours perplexe : la flamboyance des décors et la mise en image sophistiquée restent en décalage avec le récit plat d’un couple ordinaire, Hank (Frederic Forest – fade) et Frannie (Teri Garr – plus nuancée), où le feu de l’amour semble éteint après cinq ans de vie commune.


Après une ultime querelle, Hank et Frannie essayent de trouver pendant une nuit le partenaire idéal : pour Frannie, ce sera la rencontre avec le séduisant serveur Ray (Raoul Julia) et pour Hank, Leila, une fille de cirque envoûtante (Nastassja Kinski) …

Si la combinaison d’histoires simples avec des chorégraphies élaborées suit la formule type des comédies musicales américaines, elle a du mal à prendre, desservie par la musique peu appropriée de Tom Waits en collaboration avec Crystal Gayle.

En même temps, le film explore de manière fascinante la ville de Las Vegas, son architecture, sa culture populaire, jusqu’à la perception de l’espace qui en est faite. Mieux, il devient, involontairement, une illustration de « L’Enseignement de Las Vegas », essai fondamental de Robert Venturi et Denise Scott-Brown, publié en 1968 (dont ArchiKino a évoqué la pertinence au sujet d’autres films : « Truck Turner », « Barbie » et « LogoRama »).

« L’Enseignement de Las Vegas » remet en question les valeurs traditionnelles de l’architecture moderniste des années vingt à soixante-dix. Venturi et Scott-Brown mettent en avant la ville des casinos et de l’amusement comme exemple de la richesse symbolique et de la complexité de l’architecture populaire. Ils y célèbrent la capacité de la ville à communiquer des idées à travers des signes omniprésents et des formes extravagantes, en plaçant l’expérience visuelle au premier plan.

Ce constat atteindra son apogée dans le mouvement coloré et souvent outrancier du postmodernisme des années quatre-vingt – célébration affirmée mais creuse d’un retour décomplexé à un classicisme réinventé. Ce pastiche des formes trouve un pendant cinématographique dans l’approche visuelle du film de Coppola.

Car « Coup de cœur », tout comme « L’Enseignement de Las Vegas », met en avant et légitimise le kitsch et le décoratif. Le film semble être une illustration de la thèse de Venturi et Scott-Brown, qui affirment que ces éléments sont tout aussi valables que les canons formels de l’architecture moderne classique. Le concept de « la grande route », ponctuée de signes et de symboles criards, serait donc, selon les auteurs, une forme de communication plus directe et plus accessible, qu’une approche urbanistique cohérente.

Coppola illustre ce constat avec une longue séquence chorégraphiée sur l’emblématique Fremont Street, au cœur des célèbres casinos, qui souligne à la fois la liberté et le désir retrouvés de Frannie, après sa rencontre avec le beau Ray.

Si Venturi et Scott-Brown plaident pour une reconnaissance de la diversité des formes architecturales, Coppola s’empare de cette vivacité pour faire avancer son histoire : il suffit de se promener en ville pour que naissent des rencontres. Ainsi, Hank, déambulant dans les rues pleines de néons et d’enseignes, tombe amoureux de Leila, acrobate dans un cirque ambulant et de passage à Vegas.


C’est à Dean Tavoularis, fidèle collaborateur de Coppola, que l’ont doit la création de décors de toutes pièces étourdissants. En plus de l’impressionnant Fremont Street, il construit à l’échelle 1 le bâtiment principal du McCarran International Airport, où se déroule le climax du film : Frannie va t’elle s’envoler à Bora-Bora ou rester avec Hank ?

Tavoularis construit le quartier résidentiel, où logent Hank et Frannie, à la lisière du désert Mojave. Un quartier qui peut être vu comme une métaphore de l’architecture moderne et ennuyeuse que condamnent Venturi et Scott-Brown.

Leur maison est représentative de la banalité des lotissements américains : une construction en « baloon-frame » (assemblage de bois à claire-voie sur deux niveaux). Quelques arrondis aux fenêtres et un garde-corps maçonné avec des motifs d’inspiration vaguement mauresques typiques du Nevada traduisent la proximité de la Californie et du Mexique et l’héritage des colonisateurs espagnols.

Ainsi, chaque lieu est doté d’une signification spécifique : le motel, où Ray et Frannie passent une nuit d’amour, annonce par son aspect un peu trop rose et un peu trop kitsch2, le rêve de Frannie de passer des vacances à Bora-Bora.
2 On se croirait déjà à Barbieland

Tandis que Hank amène sa conquête Leila, de manière plus prosaïque, sur son lieu de travail – une décharge (!) en plein désert, où s’entassent des épaves de voitures et d’immenses panneaux de signalétique passés de mode.

Grâce au travail des décorateurs et à la magie du cinéma, le lieu s’avère finalement plus romantique que celui du motel et donne à Nastassja Kinski l’occasion de révéler ses talents de funambule sur câble à haute tension !

Le lendemain matin, quand Leila réalise que Hank pense uniquement à retrouver Frannie, elle décide tout simplement de disparaître du cadre3. La dernière image d’elle souligne son sentiment de fille délaissée, juste bonne pour une nuit, avec la présence d’un panneau de route : Dead End.
3 Elle déclare à Hank : « Pour te débarrasser d’une acrobate, tu n’as qu’à fermer les yeux. »

L’urbanisme artificiel de Las Vegas, entre nuit excitante (pleine d’enseignes superposées aux couleurs vives) et jour désillusionné (surexposé sous la lumière écrasante du soleil), devient la métaphore des fantasmes, des émotions et aussi des déceptions des quatre personnages.

Pour l’architecture, l’approche critique et provocante de Venturi et Scott-Brown, au lieu d’élargir le champ des possibles, a conduit à l’impasse qu’est devenu le mouvement postmoderne. Quand a ses répercussions au cinéma, Coppola n’est pas le seul à s’enfoncer tête baissée dans cette brèche, avec des décors en carton-pâte et aux couleurs criardes4.
4 Cette esthétique du toc est également prédominante dans « Scarface » de Brian de Palma (1983), la série TV « Deux flics à Miami » (1984-1990) et les films de Jean-Jacques Beineix (« Diva » 1981 / « La Lune dans le caniveau » 1983).

Malgré les qualités indéniables de sa mise en scène très maitrisée, Coppola échoue à faire revivre l’âge d’or des comédies musicales.
Si on peut tirer un enseignement (du film de Coppola, de la thèse de Venturi-Scott-Brown), il sera forcément en demi-teinte : Tout ce qui brille n’est pas or.
ONE FROM THE HEART (Coup de cœur) 1981 Francis Ford Coppola