Où est la femme architecte au cinéma ? (3/3)
A côté de la femme délaissée de l’architecte (qui est aussi architecte) et de l’étudiante en architecture, jeune et jolie (voir « Où sont les femmes 2/3 »), on distingue un troisième filon scénaristique pour montrer des conceptrices architecturales au cinéma : la débutante.
Deux très bons films, tournés au début des années 80 en Allemagne de l’Est et en Pologne (et inédits en France), dressent des portraits nuancés et réalistes de la situation des jeunes femmes qui débutent dans le métier.

« Unser kurzes Leben »/ »Notre courte vie » (1981) de Lothar Warneke montre la jeune Franziska Linkerhand (Simone Frost), conceptrice brillante, dans le bureau du professeur d’architecture Reger (modelé sur Herman Henselmann, architecte-urbaniste notable de l’Allemagne de l’Est).

Elle quitte son mari et son poste pour s’engager dans le service d’urbanisme d’une ville moyenne en RDA. Son embauche perturbe le service plutôt endormi des fonctionnaires. D’abord sceptique, elle arrive à motiver ses collègues pour participer à un concours de réhabilitation du centre-ville qui tombe en ruines. Linkerhand gagne le concours, mais le projet ne sera pas réalisé …

« Debiutantka »/« Débutante » (1982) de Barbara Sass, montre les difficultés d’une jeune architecte désireuse de s’affirmer dans son premier boulot, sur fond du combat politique de Solidarność (l’union de syndicats), omniprésent dans la ville de Gdansk au début des années 80.

La jeune architecte Ewa (Dorota Stalinska) plaque son ami et quitte la ville de ses études pour travailler à Gdansk pour Jerzy (Andrzej Lapicki), architecte de renommée internationale, missionné pour la construction d’un musée maritime. Très vite, elle se rend compte que son nouveau patron, un homme qu’elle admirait de loin, s’avère égocentrique, toxique, malsain et qu’il manipule son entourage.

« Isn’t it romantique » (2019) emprunte un chemin très différent, entre parodie et dénonciation. Où l’histoire d’une jeune architecte talentueuse empêchée d’exprimer son talent, entourée d’hommes dominants, est désamorcée par le traitement entre conte de fée à la « Pretty Woman » et l’exubérance du cinéma bollywoodien. Le film devient ainsi à la fois une comédie romantique et sa propre parodie.

Maltraitée par ses collègues et reléguée à la conception des parkings en sous-sol des projets de son agence, la vie de la jeune architecte Natalie (Rebel Wilson) est bien triste. Quand elle se réveille à la suite d’un accident de la route, elle est plongée dans un monde de rêve (un peu comme Dorothy dans « Le Magicien d’Oz »), où tout est plus beau et plus agréable. Ce n’est que dans ce monde imaginaire que Natalie peut s’exprimer en tant qu’architecte de talent !

« Notre-Dame » (2019), opus sorti en salle juste avant que la cathédrale ne s’enflamme dans la réalité, met le focus sur Valerie Donzelli, cinéaste et interprète, qui joue le rôle d’une jeune architecte-paysagiste, Maud Crayon. Elle gagne de manière inattendue (pour ne pas dire féerique) le concours de l’aménagement du parvis de la fameuse cathédrale de Paris, avec un projet prévu pour un tout autre endroit !


La talentueuse Donzelli grossit le trait pour les besoins humoristiques du récit : une jeune architecte ingénue propulsée dans un projet trop ambitieux qui la dépasse rapidement… Mais les éléments comiques ont du mal à prendre. Le film évoque néanmoins les difficultés du métier, notamment pour les femmes (patron toxique, ouvriers méprisants, commanditaires capricieux…). Les ambitions, comme les maquettes, ne tardent pas à voler en éclats.

Une autre comédie romantique, « Un beau jour » de Michael Hoffman (1996), nous montre l’architecte Melanie Parker (Michelle Pfeiffer), qui a du mal à concilier carrière et éducation de son fils, qu’elle élève seule.

Quand elle se rend en dernière minute à une présentation importante, elle s’étale de tout son long avec sa superbe maquette et le projet éclate en mille morceaux ! Un genre d’accident qui n’arrive jamais à un homme architecte au cinéma. Heureusement, elle rencontre peu de temps après George Clooney : ils boivent ensemble un NespressoTM, s’embrassent et tout se termine pour le mieux. Si là encore, les ambitions ne mènent nulle part, elle trouve au moins l’amour de sa vie.

Dans le thriller « Firewall » de Richard Loncraine (2006), Miranda Richardson joue Beth Stanfield, architecte qui travaille depuis son domicile. Prise en otage avec sa fille, elle est sauvée par son mari Jack (Harrison Ford), spécialiste en sécurité informatique. Le fait que Richardson soit architecte n’a aucune incidence sur l’histoire et ne nous dit rien sur son métier … Passons.

Plus intéressant est le rôle d’Ariane (Ellen/Elliot Page) dans « Inception » de Christopher Nolan (2010). Si elle n’est pas une architecte au sens classique, elle doit néanmoins concevoir des espaces rêvés dans lesquels des agents vont s’infiltrer pour extraire des informations.

Curieusement, la démonstration-test de ses capacités (elle va plier la ville de Paris comme un origami) est plus impressionnante que le monde qu’elle imagine ensuite pour une périlleuse mission (qui semble inspirée du film d’action « Destination zébra, station polaire », 1968).

Mia Nolan (Andrea Riseborough) dans « Crocodile » (« Black Mirror » saison 4, épisode 3) de John Hillcoat (2017) est la seule starchitecte de notre échantillon. Elle fait la couverture de « Dwell » et lorsqu’elle se rend en ville comme invitée du congrès « Future Living Forum », elle y est introduite comme l’« une des architectes la plus innovante de sa génération » !

Curieusement, cette architecte-urbaniste qui prône de meilleurs lendemains (« Il est difficile d’imaginer un avenir radieux, mais nous devons nous y efforcer, affirme-t-elle, c’est notre seul moyen de bâtir des lendemains meilleurs ! ») habite avec son mari et son fils, isolés dans une villa chic et moderne au milieu de nulle part, loin des contraintes et des tracas de la ville.
Si l’épisode s’éloigne de la thématique de l’architecture et de l’urbanisme assez rapidement (l’intrigue est un remake modernisé de « Mort d’un cycliste » de Juan Antonio Bardem,1955), elle dit l’essentiel d’un problème flagrant en architecture :

L’écart entre les bonnes intentions exposées par des spécialistes hors-sol, lors des congrès dans des bâtiments prestigieux (ici le Harpa Concert Hall, construit en 2011 à Reykjavik par l’agence danoise Henning Larsen) qui contrastent avec la réalité de la misère quotidienne qui est le sort d’une grande partie de la population.

« Crocodile » est aussi une réflexion sur les limites qu’on se donne (ou pas) concernant la réussite professionnelle, dans un traitement très sombre, souligné par les paysages mornes de l’Islande en hiver. C’est néanmoins un des seuls films à ce jour qui brosse le portrait d’une femme architecte à succès. Le revers de la médaille étant la représentation négative de son comportement : faut-il être prêt à tout pour conserver son statut ? Une critique qui revient souvent, dès qu’une femme se veut puissante !
Ainsi s’achève notre premier tour d’horizon des femmes architectes au cinéma.
Avec une fin ouverte et sans avoir vu / évoqué « Flores Rares » (Bruno Barreto, 2013) sur l’architecte brésilienne Lota de Macedo Soares et sa relation avec la poétesse Elizabeth Bishop, « Bernadette a disparu » (de Richard Linklater, 2019), sur une architecte qui ne construit pas, et deux films qui évoquent avec plus ou moins de bonheur les difficultés d’Eileen Gray de se faire un nom face à un Le Corbusier jaloux : « The Price of desire » de Mary McGuckian (2015) et « E.1027-Eileen Gray and the house by the sea » de Beatrice Minger (2024).
(donc forcement : … à suivre)