Construire ou soigner ?

Où est la femme architecte au cinéma ? (1/3)

« L’architecte (au cinéma) – de sexe masculin et strictement hétéro – est une figure de l’intellectuel idéalement « sexy », plus que l’écrivain, le peintre ou le professeur. Il est créatif et passionné, mais sans la triste mine du pauvre poète, et surtout, il est lié au business, à la circulation de l’argent, au marché, bref à la success story à l’américaine. » 1

1Marie-Pierre Duhamel Muller : « Les architectes le font sur la table » dans la revue « Le visiteur » n°23, mars 2018, p. 93 – 104

Rebel Wilson est une architecte (sous-estimée) dans « Isn’t it romantic »

Est-ce que ce cliché du créateur inventif et attractif, décrit de manière pertinente par Marie-Pierre Duhamel Muller, s’applique également aux femmes du métier ? D’ailleurs, où sont-elles au cinéma, les femmes architectes ?

Simone Frost est une architecte (ambitieuse) dans « Unser kurzes Leben »

Selon une étude sur les dynamiques des genres dans l’architecture publiée en 2023, les ENSA (Ecoles Nationales Supérieures d’Architecture) affichent depuis les années 2000 une parité exemplaire entre garçons et filles. Et depuis 2007, on constate une majorité d’étudiantes (environ 60%) par rapport à leurs condisciples masculins.

Pourtant, seulement 32,6% des architectes inscrits à l’Ordre des architectes en France sont de sexe féminin (étude menée en 2021 et publiée sur le site de l’Ordre).

Andrea Riseborough est une architecte (à succès) dans « Black Mirror : Crocodile »

Au cinéma, il faut bien chercher pour trouver des architectes femmes, à ce jour très sous-représentées et – dans la quasi-totalité des films – enfermées dans des clichés caricaturaux et patriarcaux, très différents de ceux attribués à leurs homologues masculins.

Ellen/Elliot Page est une architecte (de rêves) dans « Inception »

La plupart des quelques articles consacrés au sujet circulant sur Internet déplorent le fait que seulement trois films sur 45 (tournés entre 1934 et 2010) montrent des conceptrices à l’œuvre en architecture :  « Un beau jour » (1996), « Firewall » (2006) et « Inception » (2010).

Ce constat réducteur (limité généralement à la production hollywoodienne) avait déjà été élargi en 1997 par la revue allemande Bauwelt : sur 58 films tournés entre 1934 et 1996, avec un architecte comme personnage de fiction, 7 sont des femmes et 51 des hommes.

Explorant une période plus ancienne, Lucia C. Perez-Moreno 2 publie en 2022, une étude relevant une dizaine de films tournés entre 1912 et 1943 (!) avec des femmes architectes comme protagonistes. Parmi ceux-ci, des opus perdus comme « Cunégonde architecte » (1912) ou encore « Poor Relations » (1919), un des premiers films muets de King Vidor (qui forgea en 1949, l’image de l’architecte viril avec « Le Rebelle » / « The Fountainhead »). Elle y ausculte trois films en particulier : « Dr Monica » (1934), « Woman Chases Man » (1937) et « Combat Eternel » / « The Lamp Still Burns » (1943). 

2 « The Image of Women architects in film« , Lucia Perez-Moreno, 2022

« Dr Monica » (de William Keighley) illustre de façon prémonitoire la tension toujours actuelle du désir de vivre la maternité et de mener une carrière professionnelle qui traverse les femmes, et cela dès 1934. Avec un scénario moralisateur qui classe trois amies dans des catégories bien séparées :

Dr Monica (Kay Francis) exerce un métier de soins, compatible avec sa féminité, et souhaite avant tout devenir mère. Comme elle ne peut pas avoir d’enfant, elle adopte à la fin du film celui de… Mary (Jean Muir) qui est pilote (!) et qui a une liaison adultère avec le mari de Monica (Warren William) dont elle a eu un enfant. Elle meurt à la fin dans un accident d’avion, ce qui arrange tout le monde. La femme adultère est éliminée (punie) et la femme infertile altruiste devient mère à part entière (elle l’a bien mérité). Anna (Verree Teasdale, ci-dessus au centre), la troisième de la bande de copines, est architecte. Toujours penchée sur sa table à dessin, elle n’est intéressée que par son boulot et ne souhaite pas de progéniture. De plus, elle marque une certaine attirance pour les femmes – shocking !

Ce tableau de femmes montre de manière explicite qu’une femme qui fait carrière dans un métier d’homme (et les métiers de la construction sont dans les années trente encore considérés ainsi) est forcément différente. La norme à suivre, c’est Monica !

« Woman chases Man » (de John B. Blystone) explore une autre thématique liée aux femmes qui exercent une profession : l’inévitable (?) séduction au travail.

Cette comédie légère autour de Miriam Hopkins (ci-dessus, à gauche) brosse le portrait d’une architecte (qu’on ne voit jamais dessiner ou construire) qui essaie de convaincre un millionnaire d’investir dans un projet audacieux de logements. Après avoir réalisé que c’est plutôt son fils (Joel McCrea) qui gère sa fortune, elle échafaude des plans pour le séduire afin de mener à bien son projet. Aucune maquette ni aucun dessin ne sont jamais montrés à l’écran qui puissent être des arguments pour convaincre le financier. Le film reste sur le cliché que la femme a forcément recours au charme et à la séduction pour arriver à ses fins au travail. L’architecte femme est d’abord… une femme.

Dans « Combat Eternel » (de Maurice Elvey) l’architecte Hilary Clarke (Rosamund John) change de métier pour devenir infirmière, et trouve ainsi accomplissement et bonheur. Produit pendant la Seconde Guerre mondiale en Angleterre, ce film de propagande destiné à motiver les femmes pour s’engager dans les métiers du soin, dresse le portrait d’une jeune architecte qui exerce uniquement pour faire plaisir à son père (il dirige l’agence dans laquelle elle travaille), cantonnée à des projets de petite envergure … Elle se réalisera en quittant ce métier d’homme pour un vrai métier de femme.

L’étude des trois films par Perez-Moreno montre bien le statut et les limites de la femme architecte dans l’imaginaire des scénarios des années trente et quarante : absorbée par son travail et oubliant son « devoir de femme » (fonder un foyer) comme dans « Dr Monica », un peu dévergondée et fofolle comme dans « Woman chases man » ou simplement malheureuse dans son métier et à la recherche de sa véritable vocation (« Combat Eternel »).


Lea Massari est une architecte (trompée) dans « Les Choses de la vie » de Claude Sautet

Ce premier bilan plutôt décevant n’a pas beaucoup changé depuis. ArchiKino a recensé 26 films (la liste complète est consultable sur ArchiKino-Letterboxd) où on peut trouver une architecte.
Les formules les plus utilisées pour la décrire sont les suivantes :

  1. Une étudiante en architecture, jeune, jolie et disponible (pas que pour le travail)
  2. Une jeune débutante ingénue et jolie qui échoue dans un monde dominé par les hommes
  3. La femme de l’architecte (le vrai héros) qui est aussi architecte, jolie et délaissée et dans 99 % des films, trompée par son mari

Où est la femme architecte qui réussit pleinement ses projets et apporte une vision nouvelle ?
Si une représentation de la femme architecte n’existe pas, c’est bien celle qui incombe à l’architecte homme : un créateur visionnaire et héros convaincu proche d’un Messie1.

1Lire à ce sujet aussi « Tall Buildings, Tall Tales : On Architects in the Movies » de Nancy Levinson, publié dans LAMSTER Mark, Architecture & Film, New York, Princeton Architectural Press, 2000

(à suivre la semaine prochaine sur cet écran)

Une réflexion sur “Construire ou soigner ?

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