Caesar Catilina, architecte mégalomane

MEGALOPOLIS 2024 Francis Ford Coppola

Le Messie est arrivé : enfin ! On ne l’attendait plus, mais au bout d’une quarantaine d’années de préparation, de déboires et de déceptions, Francis Ford Coppola a enfin pu réaliser son « Megalopolis ». Le projet lui tenait très à cœur (il a vendu une grande partie de ses précieuses vignes pour pouvoir le financer) et devrait constituer son opus magnum.

Cette fable futuriste est centrée sur Julie Cicero (Nathalie Emmanuel), fille du maire de New Rome, qui, enquêtant sur le passé ténébreux de l’architecte Caesar Catilina, en tombe éperdument amoureuse.

Caesar Catilina (Adam Driver, pas toujours convaincant) est un starchitecte récompensé du prix Nobel pour avoir inventé le « Mégalon », un nouveau matériau révolutionnaire (dont les vertus restent assez obscures)…

Passons sur le fait que ce point est peu vraisemblable, un architecte étant par ailleurs bien occupé par les tâches qui lui incombent directement, même si le choix et l’expérimentation de nouveaux matériaux font partie intégrante de son processus de conception.

Passons également sur l’exploitation improbable de ce matériau par l’industrie de la haute couture pour créer de jolies robes réfléchissantes.… On peut y voir un clin d’œil amusé à Rem Koolhaas – starchitecte de méga-buildings comme le « CCTV » en Chine et le « De Rotterdam » au Pays-Bas – qui se plaît aussi à dessiner les scénographies des défilés de la maison Prada.

Ce qui nous importe ici, c’est la grande vision que Caesar porte en lui, pour reconstruire et assainir New Rome, ville décadente et corrompue (dans une métaphore à peine déguisée de New York). Pour cela, il va devoir affronter le gouvernement et les puissants de la ville, représentés par le maire Cicero (Giancarlo Esposito), le capitaliste Crassus III (Jon Voight) et son cousin envieux et sans scrupule Clodio (Shia LaBeouf).

Ce raccourci permet au passage de rappeler que les questions d’urbanisme – dans la vie réelle –dépendent essentiellement de l’économie et du lobbying. La ville est ainsi bien plus souvent un produit à vendre plutôt qu’un endroit à habiter. Et l’architecte-urbaniste jongle en permanence avec la réglementation, les désirs du commanditaire et le budget alloué, tout en essayant de garder son âme d’artiste1.

1 Rem Koolhaas compare la situation de l’architecte à un surfeur qui essaie de garder son équilibre sur la vague : « We are a bit like surfer on the waves : he doesn’t control them, he knows how to make use of them, and also how to go against the current. » dans KOOLHAAS Rem, MAU Bruce S,M,L,XL Monicelli Press, 1995

Ce faisant, et en insistant sur l’individualisme visionnaire de l’architecte créateur, « Megalopolis » est une version modernisée (et sous LSD et MDMA2) du film « Le Rebelle » (The Fountainhead, 1949). L’architecte présenté comme surhomme est l’un des clichés les plus répandus au cinéma, que l’on retrouve dans « High Rise », « La Tour infernale », « Un justicier dans la ville », « Le Tombeau hindou » , « L’Homme de Rio » et bien sûr « Le Rebelle ».

2 Dans sa critique, Colin Edwards compare pertinemment « Megalopolis » à un croisement de « Satyricon » de Federico Fellini avec « Southland Tales » de Richard Kelly : « Or maybe imagine Ayn Rand’s « The Fountainhead » if it hadn’t been written by a complete asshole but one of the Furry Freak Brothers instead. »

Cette approche simpliste se traduit par un discours réconciliateur qui clame que la concertation et la discussion sont la clé du progrès et de l’urbanisme réussi. Soit. Mais la tirade cache mal le fait qu’ici les dés sont jetés et que l’architecte impose sa vision sans compromis ni recul – mais toujours, bien entendu, pour le bien de l’humanité. On a du mal à y croire.

Le processus créatif à l’œuvre dans l’agence de l’architecte est ainsi illustré par une séance de gym ludique où une poignée de jeunes gens dévoués forme un pont humain censé résoudre des problèmes statiques. La construction, en somme, est un jeu d’enfant. (Ce qui n’est pas complètement faux non plus.)

Mais contrairement aux certitudes professionnelles inébranlables qu’il affiche, la vie privée de Caesar Catilina révèle de nombreuses fêlures : accusé du meurtre de sa femme, son image est entachée par la publication d’une vidéo truquée de ses ébats avec une mineure (supposée vierge).

Caesar entretient aussi une liaison avec Wow Platinum (Aubrey Plaza), journaliste en recherche permanente du dernier scoop et peu intéressée par son projet de ville nouvelle.

L’architecte se libère de sa frénésie créatrice et de son désarroi personnel par la consommation déchaînée de divers hallucinogènes… Tout comme son héros, le film a du mal à savoir où il va et ce qu’il veut raconter, mais nous invite à expérimenter le futur (qui a la forme d’une fleur) :

Sans doute faut-il voir le personnage de Caesar comme un prolongement de Francis Ford Coppola lui-même, dans une sorte d’autoportrait : lui aussi a dû se battre (et souvent perdre) contre les studios hollywoodiens, pour conserver sa liberté artistique tout au long de sa carrière. L’analogie entre le rôle de l’architecte et celui du cinéaste saute aux yeux : deux chefs d’orchestre à la tête d’équipes nombreuses et complexes, pour livrer un produit commercial (un film) ou fonctionnel (une construction), sans nier leurs ambitions artistiques.

Le « time stop » du film (Caesar est capable d’arrêter le temps, ce qui n’est ni expliqué, ni exploité scénaristiquement, mais reste un gimmick visuel très impressionnant), est une allégorie brillante du travail du cinéaste pendant le montage qui lui donne le pouvoir de dilater, accélérer ou arrêter le temps. Un outil puissant et un passage essentiel dans la fabrication d’un film, qui n’a pas d’équivalent dans le métier d’architecte.

Imposer un « time stop » est aussi pour Coppola, une manière de défendre la liberté du créateur de pouvoir tout arrêter à tout moment, même quand il est déjà engagé dans le processus de la réalisation de l’œuvre (tournage d’un film / construction d’un bâtiment).

Ce vœu pieux d’avoir le libre choix en tant que créateur avec la possibilité de changer n’importe quel élément à tout moment fait courir le risque de perdre la cohérence de l’œuvre (ce qui est le cas dans « Megalopolis ») et de brider, voire de mépriser, les collaborateurs qui, par leurs spécificités et talents, sont également indispensables à sa réussite et à sa concordance2.

2 « Ah, le réa-li-sa-teur … Il n’est pourtant qu’un de ceux qui aident à la confection du film. Ma voix est un peu plus forte, j’ai un peu plus de liberté, c’était à moi de choisir et ce fut amusant. Mais le film est le résultat du travail collectif, du résultat de l’effort d’un grand nombre de gens. » Billy Wilder sur son rôle comme réalisateur (« director » en anglais) dans CROWE Cameron, Conversations avec Billy Wilder, Arles, Institut Lumière / Actes Sud, 1999

Si le portrait de l’architecte verse ici dans la caricature, le film reste néanmoins impressionnant par son inventivité et ses idées visuelles, ses décors et costumes, et ses acteurs qui ont visiblement plaisir à jouer cette farce. Du haut de ses 85 ans, Coppola propose un film jeune qui, même avec ses faiblesses, reste attachant et remarquable.

(on va y revenir prochainement avec un regard sur l’architecture que propose Caesar Catilina)

MEGALOPOLIS 2024 Francis Ford Coppola

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