Cet article fait suite à « Planète HK » et continue d’explorer la manière dont le polar hongkongais s’empare de la ville entre les années 1980 (« L’Enfer des armes ») et 2002 (« Infernal Affairs »)
L’identité singulière de Hong Kong ne réside pas seulement dans la juxtaposition d’une topographie accidentée et d’une urbanisation incontrôlée. Elle tient surtout du fait de sa destruction-reconstruction permanente, qui ne laisse pas de place pour constituer le moindre patrimoine architectural. Il n’est donc pas étonnant que les films qui évoquent son passé soient tournés ailleurs, à Macao par exemple (pour évoquer la ville des années 30 dans « Rouge, le fantôme de Hong Kong », 1988, Stanley Kwan) ou à Bangkok (pour celle des années 60 dans « In the Mood for Love », 2000, Wong Kar-Wai).

La comédie « Police Story » de Jackie Chan, d’apparence légère et sans autre ambition que de divertir, met en évidence le contraste entre le quartier central des affaires (moderne et propre, connu pour ses gratte-ciels vitrés et lisses, son port animé…), et ses environs caractérisés par des baies pittoresques où les collines escarpées sont envahies par des bidonvilles construits sur les pentes.


C’est ici que Chan situe la séquence d’action la plus spectaculaire de son film, où une poursuite en voiture entre gangsters et police détruit la majeure partie des taudis (spécialement construits pour le film d’après le bidonville bien réel de Tai Hom Chum, qui sera détruit en 2001).

« Police Story » montre un autre lieu emblématique du polar urbain hongkongais, radicalement opposé au bidonville : la vaste villa moderne, avec ses vues imprenables sur la baie, signe de réussite et de prospérité. Jackie Chan utilise sa propre villa comme lieu de tournage.

On retrouve le dispositif de la villa clinquante comme représentation de l’aboutissement social et économique dans « The Killer ». Montrée d’abord comme un havre de paix tranquille, elle devient par la suite le lieu d’un carnage sanglant.

La situation topographique de Hong Kong a produit un lieu unique et fascinant : une superposition de quartiers à très forte densité et des terrains vagues coincés entre les collines environnantes.

Dans « The Killer », John Woo exploite ce contraste dans une scène clé entre Chow Yun-Fat et Kenneth Tsang, sur l’une des nombreuses routes qui serpentent sur les hauteurs de la ville.

Le premier film de Wong Kar-Wai, « As tears go by » (1988), est un remake ou plutôt une variation de « Meanstreets » (1973, Martin Scorsese), où Hong Kong est décrit comme un terrible moloch qui dévore ses enfants.

Tout en conservant les conventions du genre policier dans ses premiers films, Wong Kar-Wai les détourne par une narration fragmentée, des scènes improvisées, mettant l’accent sur la solitude de ses protagonistes et leur impossibilité de trouver l’amour.


L’esthétique très soignée de ses films le rapproche d’avantage du japonais Yasujirō Ozu et permet de voir la ville de Hong Kong sous un angle plus poétique, ce qui n’échappera pas aux festivals de cinéma qui le plébiscitent (à gauche « As tears go by », 1988 et à droite « Chungking Express », 1994).

Le ciné-touriste peut ainsi arpenter la quasi-totalité de la métropole à travers les polars hongkongais, mais des endroits comme le port, les nœuds de circulation et les entrepôts et usines se visitent plus fréquemment, puisque qu’ils sont davantage propices à l’intégration d’histoires de malfaiteurs, et surtout, moins difficiles à investir comme lieux de tournage sans perturber les activités du quotidien.

Le port joue un rôle essentiel dans « Black Mask », « The Killer » (lieu d’un assassinat lors du traditionnel Dragon Boat Festival) et aussi dans la trilogie « Le Syndicat du crime » (les triades y ont leurs bureaux avec vue sur le port).



La vue sur mer comme promesse à venir donne un fond mélancolique souvent employé pour illustrer la solitude et les rêves des protagonistes (ci-dessus dans « Le Syndicat du crime », « As tears go by » et « The Killer »).



Entrepôts, usines et parkings sont également mis en avant – très stylisés dans « L’Enfer des armes » (à gauche) et « Black Mask » (à droite), à l’aide de néons judicieusement placés, …


… ou crasseux, comme dans la désormais célèbre scène finale de « City on Fire » (1987, Ringo Lam, ci-dessus), dont « Reservoir Dogs » (1992, Quentin Tarantino) est le remake inavoué.

Hollywood ne tarde pas à récupérer les nouveaux codes du polar hongkongais, d’abord à travers des personnages déchus et poussés à bout dans des situations inextricables, voire absurdes. Puis dans la représentation des combats avec des montages frénétiques (mais nettement moins maîtrisés) et des chorégraphies sophistiquées (réglées, par exemple, dans « Matrix » en 1999, par le meilleur spécialiste du cinéma hongkongais : Yuen Woo-ping). John Woo et Tsui Hark tournent à Hollywood respectivement « Mission Impossible 2 » (2000) et « Double Team » (1997) avant de retourner, désillusionnés, à Hong Kong.

Ainsi, après des décennies d’interception et de transformation des codes du polar occidental, Hollywood utilise à son tour les nouveaux codes du polar hongkongais. Un des thèmes les plus représentés (la loyauté et la trahison) est illustré magistralement dans « Infernal Affairs » (2002, Andrew Lau et Adam Mak) qui retrace en parallèle la vie d’un malfrat infiltré dans la police et d’un policier infiltré dans le monde des triades.

Ce dernier très grand succès du polar de Hong Kong, abandonne les ballets de combats spectaculaires et sanglants au profit des scènes plus intimistes qui maximisent le suspense et la tension et connaitra deux suites. En 2006, son remake américain ,« Les Infiltrés », offrira à Martin Scorsese son premier Oscar en tant que réalisateur (après avoir été nominé 9 fois) : « Après tant d’années de clonage des succès américains, Hollywood se montre enfin redevable vis-à-vis du cinéma de Hong Kong. »1
1 David Bordwell dans « Planet Hong Kong », de David Bordwell 2010 p. 203
(Suite et fin la semaine prochaine avec une petite balade nocturne dans la ville)