… ou l’image de la ville de Hong Kong, telle qu’elle apparaît dans de nombreux polars tournés entre 1980 (« L’Enfer des armes ») et 2002 (« Infernal Affairs »).
Hong Kong a été cédée par la Chine à la Grande-Bretagne en 1842 après la première guerre de l’opium qui opposa militairement les deux pays. Le développement rapide de la ville commence alors avec son industrialisation au début du XXe siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, elle connaît une croissance explosive, devenant un important centre financier et commercial, avant d’être rétrocédée à la Chine en 1999. Ces aléas de l’histoire en font un lieu à part en Asie.

Depuis les années 60, le cinéma de Hong Kong a exercé une influence significative sur le paysage cinématographique asiatique, se manifestant à travers divers genres et styles. Des réalisateurs comme King Hu ou Chang Cheh ont popularisé les films d’arts martiaux, posant les bases d’une esthétique visuelle et d’une chorégraphie de combats qui sont parvenues à captiver le public occidental.

Avec des vedettes emblématiques comme Bruce Lee et Jackie Chan, le cinéma hongkongais acquiert une renommée internationale dans les années 70 et 80, notamment grâce à des séquences d’action survoltées et un montage ultrarapide mais très maîtrisé. Les films de Bruce Lee redéfinissent le genre des arts martiaux, et la mort prématurée de l’acteur et réalisateur le transforme en véritable icône de la culture pop. Jackie Chan, avec son mélange unique de comédie et d’action1, ouvre la voie à une nouvelle forme de divertissement, largement imitée depuis.
1 Perturbant, voir incompréhensible pour le cinéma occidental, les acteurs et actrices surjouent les mimiques et gestes au delà de la caricature, notamment dans les comédies. Ces mêmes acteurs et actrices possèdent une maîtrise impressionnante de l’expression corporelle, mise en avant de manière époustouflante, dans les chorégraphies spectaculaires des scènes d’action.

Dans les années 80 et 90, Hong Kong devient l’un des principaux centres financiers du monde et voit parallèlement l’émergence de nombreux films d’action urbains, tournés, entre autres, par Tsui Hark, John Woo, Johnnie To ou encore Ringo Lam. « Le Syndicat du crime » entraînera deux suites après son énorme succès, ainsi qu’une vague importante de polars urbains hongkongais2. La mainmise des triades devient alors synonyme du succès économique de la ville et le film s’ouvre logiquement avec une vue du HSCB building, tout juste achevé par le britannique Lord Norman Foster en 1985.
2 C’est n’est qu’un petit pan du cinéma de Hong Kong, à côté des nombreuses comédies, drames et romances, qui se caractérisent tous par des tournages économes et très courts – souvent faits à la sauvette et sans autorisation officielle pour les tournages.

La puissance des gangs est illustrée par le nonchalant Marc Gor (Chow Yun-Fat) qui allume sa cigarette avec un billet. Contrairement aux films d’art martiaux, situés majoritairement dans le passé et tournés en studio ou à la campagne, ces films d’action font de la métropole de Hong Kong un décor essentiel.

Dans la suite du « Syndicat du crime », les membres des triades défilent dans leurs Mercedes devant le Lippo Centre (à droite, conçu par l’architecte américain Paul Rudolph), la plus récente tour qui émerge du centre d’affaires en 1987.

Les thèmes de l’amitié indéfectible3, de la loyauté, de la rédemption et de la violence poétique sont des motifs récurrents – directement importés du polar français des années 60 et 70 et notamment ceux de Jean-Pierre Melville, obsédé par la stylisation de la mise en scène et de ses personnages.
3 Les notions homo-érotiques, une des bases du film d’action musclé, y sont exposées sans filtre. Ainsi « Mongkok Story » (1996) développe de manière explicite l’homosexualité dans un film où les protagonistes se réfèrent directement aux héros mythiques du « Syndicat du crime ».

Les polars de Melville étaient eux-mêmes une combinaison de film policier américain (notamment le film noir avec ses personnages ambigus et déchirés) et de film de sabre japonais (pour l’importance du code d’honneur inébranlable).

Hong Kong va combiner cet héritage avec des scènes d’action à la fois lyriques et ultra-violentes dans la tradition du cinéma de Sam Peckinpah – d’où leur classification de Heroic bloodshed movies (= film de carnage héroïque). L’exemple le plus significatif est « The Killer » de John Woo, remake (dans un premier temps inavoué) du « Samourai » de Melville.

Les premiers films de ce mouvement se caractérisent par un style quasi-documentaire, tournés à la va-vite. « Jumping Ash » (1976) de Po-Chih Leong, considéré comme le premier film policier de Hong Kong, montre notamment le quartier malfamé de la cité murée de Kowloon (« Kowloon Walled City ») – une enclave de non-droit dans la colonie de Hong Kong, devenue mythique et qu’on retrouve aussi bien dans « Golgo 13 » (1977), « Baraka » (1992), « Crime Story » (1993), « Queen of Kowloon » (2000) et le récent et très populaire « Twilight of the Warriors : Walled In » (2024), qui donne une reconstitution romantico-nostalgique mais néanmoins très impressionnante de ce lieu unique et effrayant (générée par ordinateur).

La cité murée de Kowloon a été détruite dans les années 1992-94. L’extrême densité de ce quartier (deux habitants par m²) et son organisation spatiale anarchique a aussi fortement influencé le look apocalyptique des villes montrées dans « Batman Begins » (2005, Christopher Nolan) ou encore dans les deux « Blade Runner » (1982, Ridley Scott et 2017, Gilles Villeneuve).

« L’Enfer des armes »(1980), troisième film de Tsui Hark, montre de manière nihiliste et subversive, une jeunesse irresponsable à la dérive dans un climat politique instable. Ces jeunes poseurs de bombes artisanales s’inspirent des émeutes anticolonialistes de 1967. Le film est amputé de dix-sept minutes par la censure pour gommer toute notion politique (et restauré depuis à partir d’une copie VHS).

Hark montre à travers le portrait d’une fille cruelle et instable (Lin Chen-Chi), la pauvreté des quartiers et l’étroitesse des logements. Cette dernière entraîne trois garçons de bonne famille dans une spirale de violence désespérée et lugubre. Un film qui, 40 ans après, n’a rien perdu de son brûlant.




L’urbanisme chaotique et incontrôlé est omniprésent, caractérisé par des ruelles étroites, des superpositions anarchiques de constructions surpeuplées et d’innombrables couloirs et passages sombres et désolants (ci-dessus dans « Chungking Express », « L’Enfer des armes » ou encore « Nos années sauvages »). Ces images, quoique esthétisées (notamment chez Wong Kar-Wai), portent le témoignage d’un urbanisme incontrôlé bien réel, où « on détruit et construit en permanence sur les mêmes sites »4.
4 Bérénice Reynaud, « Hong Kong » dans JOUSSE Thierry, PAQUOT Thierry, La ville au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2005 p. 400

L’espace est cher dans la colonie et la plupart des habitants, qui sont des immigrants pauvres, vivent dans des logements insalubres. Ils deviennent souvent (et pas seulement dans la fiction) la cible involontaire d’échanges musclés entre gangsters et policiers.

C’est l’image d’une ville qui ne pardonne pas et qui ne dort jamais : bouillonnante, aveuglante, surchargée de constructions bancales et incongrues, illisible par la prolifération des signes et d’enseignes qui se suivent et se superposent. Une ville de « filles perdues et d’hommes à la dérive »5.
5 Bérénice Reynaud, « Hong Kong » dans JOUSSE Thierry, PAQUOT Thierry, La ville au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2005 p. 406
(à suivre la semaine prochaine sur cet écran)
Une réflexion sur “Planète HK (1)”