avec Dr. Walter Rhode : architecte rationnel
(5. et dernier volet de la série « Tigres & Tombeaux »)
DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) – 1959 film en deux parties de Fritz Lang
Peu de temps après la fuite de l’architecte Berger avec la princesse Sitha, son patron et beau-frère le Dr. Walter Rhode (Claus Holm) arrive à Eschnapur avec sa femme Irene (Sabine Bethmann). Le maharadja Chandra ordonne à Rhode de construire un tombeau pour Sitha, plutôt que les écoles et l’hôpital initialement prévus.

Ce dernier, outré, s’oppose à la construction de ce qu’il considère comme un échafaud. Dans le scénario, le souverain détruit la maquette de colère suite à ce refus – scène qui n’a pas été intégrée au film.

Rhode et sa femme se trouvent soudainement prisonniers du maharadja, sans vraiment comprendre ce qui se passe, ni ce qui est arrivé à Berger, qui, capturé lui aussi, croupit dans les souterrains du palais …

La critique allemande reproche à Fritz Lang, dans des articles virulents ou condescendants, d’avoir réalisé un diptyque démodé, raciste et tire-larme. Une des scènes les plus critiquée est celle de la danse de Sitha (Debra Paget), quasiment nue devant un cobra en carton et observée par des prêtres lubriques du temple. Elle est considérée comme provocante, ridicule et insultante envers le peuple Indien.



Ces accusations justifiées sont pourtant ignorées par le public allemand, qui remplit les cinémas en masse et fait du diptyque le succès le plus rentable de l’année. Rétrospectivement, il faut se demander si Lang n’avait pas injecté une part d’ironie dans sa version du tombeau. La représentation exagérée de la déesse (en comparaison des décors démesurés mais assez réalistes des deux autres diptyques) fait désormais partie du charme désuet de ses films, surtout appréciés pour leurs dérives baroques, kitsch et involontairement parodiques.

Une même approche ironique se manifeste dans l’utilisation de la couleur et des éclairages. Lang illumine de manière irréelle des personnages secondaires avec un halo pour les mettre en avant sans motif apparent. Les couleurs chatoyantes et arbitraires participent à l’ambiance féerique, étonnamment proche des tableaux pop qui vont rendre célèbre l’italien Mario Bava quelques années plus tard.

L’accueil critique en France (et ailleurs) du « Tombeau hindou » n’est pas meilleur, même si les « Cahiers du Cinéma » et « Positif » essayent de se montrer enthousiastes ou au moins indulgents en le qualifiant de film testamentaire.

La faiblesse de jeu de certains acteurs, la platitude du scénario et le racisme sous-jacent (tous les Indiens sont interprétés par des allemands grimés : plus le teint est sombre, plus le personnage est méchant) n’aident certainement pas à apprécier la version de Fritz Lang.

Hors l’intérêt du diptyque se trouve dans l’ordre spatial orchestré par Fritz Lang : l’organisation complexe du palais d’Eschnapur est divisée en une partie haute (luxueuse, éclatante, et majestueuse) et une partie basse (sombre, labyrinthique et infestée de lépreux dans ses fondations et innombrables passages souterrains). Ces excavations menacent par ailleurs la stabilité de la partie visible et illustrent une des missions dévolue à l’architecte européen moderne : consolider les fondations du palais avant de rechercher le geste avant-gardiste à travers la construction des immeubles modernes.



Il s’agit alors pour l’architecte d’explorer la face cachée du palais. Cette hiérarchisation des lieux entre une partie visible et éclatante et son double sombre et menaçant reste une des caractéristiques du cinéma de Fritz Lang, qu’on retrouve de manière explicite déjà dans « Metropolis » (1929) et même avant, dans « Les Nibelungen » (1924) et « Les Araignées » (1919).

Le palais devient alors une immense maison-piège qui enferme une multitude de secrets. Il est à la fois vaste espace de représentation et cage dorée pour la princesse emprisonnée. Et les fondations en piteux états semblent nous signaler qu’il y a quelque chose de pourri à Eschnapur.



Les trois versions (1921, 1938 et 1959) utilisent avec brio les éléments d’architecture locale (colonnes, moucharabiehs, etc.) pour créer des parcours labyrinthiques, filtrer les vues et mettre à distance, afin de souligner les interdits et les envies des protagonistes, qui à l’exception du maharadja, se perdent vite dans les innombrables salles et couloirs du palais.



Dans la deuxième partie du film, tous les personnages (à l’exception de Chandra) errent dans le dédale des souterrains, sans presque jamais se croiser : un magnifique labyrinthe de la solitude que recouvre l’hypocrisie dorée des apparences. Si les trois européens, Berger, Irene et Rhode en sortent vivants, les Indiens Ramigani et Azagara périssent dans ce sous-monde caché.


Ce réseau impénétrable et dangereux est aussi une métaphore de l’esprit des visiteurs européens en désaccord avec les codes d’un pays exotique qu’ils trouvent étrange. Bravant les interdits avec une curiosité mal placée et un sentiment de supériorité, ils ouvrent les portes comme des boîtes de Pandore, à l’instar d’Irene, confrontée aux lépreux qui surgissent des profondeurs tels une armée de zombies.

Malgré son Happy End hollywoodien (pour une fois la princesse/danseuse survit et finit dans les bras de son amant architecte), le « Tombeau hindou » raconte en sourdine l’histoire d’un échec : l’architecte ne construit rien, le maharadja ne reste pas sur son trône, son frère intrigant périt dans son propre piège, la danseuse du temple met en doute sa dévotion à la déesse Kali et la modernisation d’Eschnapur échoue.

Tout au long du film, l’architecte Berger menace l’ordre établi par sa simple présence, qui signifie le changement de l’image de la ville et par conséquent, celui de l’art de vivre en Inde. Ensuite, parce qu’il sacrifie son architecture aussi bien que son amitié au maharadja, pour s’enfuir avec la femme qu’il aime.
Son comportement de conquérant égoïste déclenche plus de désordre et de malheur que les excès de jalousie de Chandra, qui – finalement – laisse partir sain et sauf la danseuse avec l’architecte.

Une fois de plus, Fritz Lang, « l’immense architecte des forces invisibles qui se liguent pour faire ployer la condition humaine »1 nous fait comprendre, en utilisant le palais comme miroir de l’âme torturée de son propriétaire, que personne n’est maître de son destin.
1 Mathieu Macheret dans « Fritz Lang, la totalité moins le hasard » 2022

Cette déconstruction souterraine d’un récit classique a largement échappé à la critique de l’époque : le « tombeau enfantin »2 de Fritz Lang est un film essentiel dans l’utilisation des décors comme double des sentiments exprimés à l’écran.
1 Suite aux critiques acerbes, Lang avait lui-même désigné son film ainsi : « Das Kindische Grabmal » au lieu de « Das Indische Grabmal »).
DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) – 1959 film en deux parties de Fritz Lang