avec Harald Berger : architecte aventurier
(4. volet de la série « Tigres & Tombeaux »)
DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) – 1959 film en deux parties de Fritz Lang
Devenu l’un des plus célèbres cinéastes de la république de Weimar, Fritz Lang émigre aux Etats-Unis en 1933, comme Joe May et Richard Eichberg. Il réussit cependant bien mieux que ses deux compatriotes dans sa mutation de metteur en scène hollywoodien (mais dans des productions aux moyens plus réduits).

Au milieu des années cinquante, Fritz Lang a 65 ans et rencontre de plus en plus de difficultés à monter des films à Hollywood. Très réticent à l’idée de retourner en Allemagne après la guerre et seulement après avoir longuement résisté, il accepte l’offre du producteur allemand indépendant Arthur Brauner de réaliser sa propre version du Tombeau hindou, quarante ans après en avoir écrit le scénario avec Thea von Harbou, en 1919 (voir aussi : Tigres et Tombeaux).

La « CCC-Filmkunst », compagnie de production que dirige Brauner, est alors un pilier important du cinéma d’après-guerre de l’Allemagne de l’Ouest, très commercial, qui finance des comédies légères, des films d’aventure, des polars et des mélodrames à l’eau de rose. Régulièrement dénigrés par la critique, ces films trouvent facilement leur public et rapportent beaucoup. Brauner est prêt à investir des sommes conséquentes dans une nouvelle version du diptyque « Le Tombeau hindou », avec Fritz Lang aux commandes et pour la première fois en couleur !

Lang épure le scénario pour cette troisième adaptation en utilisant des éléments de la version d’Eichberg de 1938, notamment les intrigues de pouvoir internes au palais – absentes dans le roman de Thea von Harbou. Et comme Richard Eichberg, Lang retourne à Udaipur pour y filmer les extérieurs.

Pour la première fois, le personnage de l’architecte est vraiment au centre de l’intrigue, puisqu’il devient l’amoureux de la princesse et par conséquence, un aventurier intrépide. Paul Hubschmid l’interprète avec aplomb et charisme, même si Lang aurait préféré le blond Hardy Krüger. Il se nomme cette fois-ci Harald Berger (Henri Mercier dans la version doublée en français).

La mission de l’architecte Berger/Mercier est de construire un quartier ultramoderne avec des écoles et un grand hôpital, dans la région du Rajasthan. Un projet fonctionnel en rupture avec les traditions architecturales du pays, qui fait plus songer à la ville moderne de Chandigarh, gigantesque chantier conçu par Le Corbusier à partir de 1947 au Pendjab et inauguré en 1966 – sept ans après le tournage du « Tombeau hindou » de Lang.

Berger est bientôt rejoint par sa sœur Irene1 (Sabine Bethmann, aussi sage que jolie) et de son mari, l’ingénieur-architecte Walter Rhode (Claus Holm, droit comme un piquet), qui est aussi le patron de Berger.
1 Ainsi la fiancée de l’architecte des versions précédentes devient sa sœur pour ne pas compliquer l’intrigue amoureuse. De son rôle originel de femme aventurière (de la version de 1921), elle se trouve réduite au cliché de la femme au foyer dévouée, organisée et soumise.

Avant d’arriver à Eschnapur, l’architecte rencontre la danseuse du temple Sitha (Debra Paget) dans un caravansérail. Elle doit se rendre également à Eschnapur pour devenir la nouvelle maharani du souverain. Lors de l’attaque d’un tigre, Berger sauve la danseuse de manière héroïque et ils tombent amoureux.

Impatient de commencer son œuvre, l’architecte déballe les maquettes de son projet. Car au lieu de se laisser d’abord imprégner par les lieux, il a déjà conçu l’ensemble en Allemagne ! Le contraste est frappant entre le luxe baroque et débordant du palais et son concept fonctionnel et efficace, conçu selon les préceptes du Werkbund2 et du Bauhaus. Son plan souligne aussi les différences culturelles profondes entre les deux pays – pas seulement en terme de développement, mais aussi de mœurs et de coutumes.
2 Le Deutsche Werbund est fondé en 1907 en Allemagne pour concilier modernité, industrie et esthétique.

Lang tourne les extérieurs dans le site absolument magnifique d’Udaipur, la Venise de l’Orient.

La cohérence entre ces extérieurs réels et les intérieurs rêvés, entièrement créés et tournés dans des studios à Munich avant d’aller en Inde, est surprenante.

Une deuxième mission attend l’architecte puisqu’il doit consolider les fondations du palais, constituées d’un système complexe de catacombes et souterrains, affaiblies par des infiltrations qui menacent l’édifice d’effondrement. Aidé d’Asagara, un architecte indien qui a étudié en Europe, il commence le relevé du bâtiment et des souterrains, mais se heurte vite à l’interdiction de franchir certains passages interdits.

Le relevé topographique donne à l’architecte une parfaite connaissance des lieux et ainsi la possibilité de retrouver facilement en cachette sa bien-aimée.

De la même manière, la sœur de l’architecte va retrouver la prison de Sitha dans la deuxième partie du film, parce qu’elle sait lire et interpréter le plan de son frère.

Le maharadja Chandra (Walter Reyer, bien pâle malgré l’épaisseur de son maquillage et moins convaincant que l’inquiétant Conrad Veidt, en 1921 et que le charismatique Philip Dorn, en 1938) est le personnage le plus intéressant. C’est un souverain qui souhaite moderniser son pays sans pour autant nier ses traditions et ses coutumes. Il a étudié en Europe et connaît les deux mondes, contrairement à son frère jaloux Ramigani et les prêtres du temples, catégoriquement opposés à toute forme d’évolution.

Mais la jalousie de Chandra3 va anéantir ses bonnes intentions quand il réalise que sa promise s’intéresse à un autre. Il est blessé par la trahison de Berger, qu’il voyait comme son ami et allié pour conduire l’Inde vers la modernité.
3 Chandra est semblable aux héros langiens de « La Femme au portrait » et « La Rue rouge » (dans les deux cas interprétés par Edward G. Robinson) qui perdent la raison à cause d’une femme qui leur devient fatale.

Il transforme la commande d’hôpital en commande de tombeau monumental pour y enterrer vivante l’amour de sa vie. Commande qui passe de Berger l’architecte traître, à Rhode son patron et beau-frère.

Berger et Sitha s’enfuient dans le désert avec les soldats de Chandra à leurs trousses. Epuisés et sans eau, ils semblent promis à une mort certaine. Dans un geste aussi désespéré qu’inutile, Berger tire sur le soleil… Ainsi s’achève la première partie du diptyque de Fritz Lang.
(suite et fin la semaine prochaine sur cet écran)
DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) – 1959 film en deux parties de Fritz Lang
Une réflexion sur “Construire ou faire l’amour”