avec Peter Fürbringer, architecte pédant
(3. volet de la série « Tigres & Tombeaux »)
DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) – 1938 film en deux parties de Richard Eichberg
En 1938, Richard Eichberg tourne avec des moyens importants, un remake du diptyque « Le Tombeau hindou ». La principale différence avec la version muette de Joe May est qu’il part en Inde pour y tourner sur place. Eichberg simplifie l’intrigue et transforme la figure du mystique Yogi en prince jaloux et fourbe, Ramigani, le jeune frère du souverain qui aimerait être maharadjah à la place du maharadjah. Eichberg élimine ainsi tous les éléments mystiques et surnaturels de l’histoire.

Il réduit également l’importance du rôle de la fiancée de l’architecte, Irene Traven (Kitty Jantzen)1. Mettre en avant une femme intrépide, aventurière et indépendante ne s’accorde pas vraiment avec l’idéologie national-socialiste, alors au pouvoir en Allemagne.
1 Coïncidence curieuse : Robert Eichberg donne ce rôle à sa propre femme, l’actrice Kitty Jantzen – comme l’avait fait auparavant Joe May, avec Mia May dans la version muette !

La trame reste la même, mais la deuxième partie du premier film se passe désormais à Berlin, où s’est réfugiée l’ex-fiancée du maharadjah d’Eschnapur, la princesse Sitha (La Jana) avec son amant, l’aventurier Sacha Demidoff (Gustav Diessl).

C’est également à Berlin qu’à lieu la première rencontre entre le maharadja Chandra (Fits van Dongen) et l’architecte Peter Fürbringer (Hans Stüwe), à l’occasion de la commande de la construction d’un barrage et d’une nouvelle ville en Inde – commande qui se transformera en tombeau hindou par la suite.

Eichberg innove en construisant son récit autour de deux triangles amoureux : d’un côté le maharadja et son frère qui désirent tous les deux Sitha, mais celle-ci aime l’aventurier Sach

Et de l’autre côté l’architecte Fürbringer qui aime par-dessus tout son travail, mais aussi sa fiancée Irene, qui l’aime aussi, mais qui montre une attirance certaine pour le mystérieux maharadja.

Contrairement à son assistant et acolyte Sperling, joué par le comique Theo Lingen dans son rôle habituel de bouffon de service qui brille par ses dérapages racistes et misogynes, Fürbringer, d’abord réticent à accepter l’offre de construire en Inde, affiche une certaine suffisance et droiture. C’est un architecte reconnu et donneur de leçons, qui adopte une posture de conquérant face au comportement présumé sauvage de ses commanditaires.

La première partie se termine avec un grand incendie qui détruit le Crystal Palace de Berlin lors d’un bal mondain. La princesse Sitha se sauve avec Sacha qui a déclenché l’incendie …

… et le maharadja sauve in extremis Irene des flammes. L’architecte Fürbringer, arrive quand tout est joué et accepte enfin d’aller à Eschnapur pour construire une ville entière.

Eichberg part avec une équipe de 23 personnes pendant trois mois à Udaipur pour y tourner la majeure partie du film2 représentant 50 000 mètres de pellicule. Les images du palais flottant Jag Mandir (construit en 1620) et celle depuis le lac Pichola de l’imposant City Palace sont magnifiées par le chef opérateur Ewald Daub.
2Les trois versions du diptyque sont dotées d’un budget très conséquent, pourtant dans les trois cas, les tournages coûtent bien plus cher que prévu. Malgré les dépenses, le succès est à chaque fois au rendez-vous, ce qui explique l’existence de trois versions de l’histoire en 38 ans.

Fritz Lang reprendra les mêmes vues, mais en couleur pour la troisième version du récit en 1959.

Malgré la coopération sans limite des autorités locales (qui cautionnent visiblement la vision assez fantaisiste de leur pays), le tournage sur place s’avère très éprouvant. Au bout de quelques semaines, la plupart des acteurs et de l’équipe technique sont malades, affaiblis par la chaleur écrasante. La scène où un barrage doit céder et engloutir une partie du palais a été mal calculée : une grande partie de l’équipement est détruit et des flots incontrôlables mettent plusieurs acteurs et figurants en danger de mort.

Les scènes d’intérieur, avec des décors somptueux conçus par Willi A. Herrmann et Alfred Bütow (parmi lesquels une statue de la déesse Shiva de 6 m de haut) sont ensuite tournées dans les studios de Berlin-Johannisthal, mais seulement après une pause de plusieurs semaines pour permettre aux acteurs de se remettre de leurs émotions et reprendre un peu de poids.

L’actrice et danseuse La Jana (Henriette Margarethe Niederauer de son vrai nom) se révèle éblouissante dans le rôle de la princesse Sitha.

L’harmonie et la noblesse de son visage, associées a un corps androgyne qui ondule dans des bayadères plus que suggestives, lui confèrent une beauté iconique et fantasmagorique inoubliable. Josef Goebbels, ministre de la propagande allemande, déteste le film3, mais tombe sous le charme de La Jana, pourtant très éloignée des canons de beauté fixés par le IIIème Reich.
3 Goebbels fait en sorte que Richard Eichberg, pourtant aryen de pure souche, ne puisse plus tourner en Allemagne et le contraint à l’exil aux Etats-Unis, brisant ainsi sa carrière.

Le climax de cette épopée se termine à nouveau avec la fin tragique de la princesse Sitha (cette fois-ci, elle est tuée en essayant de sauver le maharadja d’un assassinat). Ce destin connaît une triste réalité dans la vraie vie puisque l’actrice La Jana meurt, deux ans après le tournage du « Tombeau hindou », à seulement 38 ans, le 13 mars 1940, d’une double pneumonie suite aux conditions difficiles du tournage de son dernier film, « Etoile de Rio ».

Ce sacrifice donne à l’architecte Fürbringer l’occasion de construire un magnifique et monumental tombeau hindou – peut lui importe, visiblement, s’il construit un barrage, une ville ou un tombeau. Il construit.
On remarquera en passant que ni Rowland (l’architecte de la version de 1921), ni Fürbringer ne s’expriment dans un style architectural européen avec une signature propre. Ils copient simplement l’architecture locale, en ajoutant un peu de gigantisme et de kitsch germanique de premier choix.
(à suivre la semaine prochaine sur ce écran)
DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) – 1938 film en deux parties de Richard Eichberg