Tigres & Tombeaux

DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) 1921 – film en deux parties de Joe May : 1. DIE SENDUNG DES YOGHI (La Mission du Yogi) ; 2. DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le Tigre du Bengale)

DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le Tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) 1938 – film en deux parties de Richard Eichberg

DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le Tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) 1959 – film en deux parties de Fritz Lang

1938 : Sasha et Sitha – traqués par le maharadja

Au début des années vingt, Thea von Harbou et Fritz Lang écrivent ensemble le scénario d’un film d’aventure rocambolesque situé dans une Inde fantasmée et exotique : « Le Tombeau hindou ».

Le scénario, découpé en deux parties1, sera porté trois fois à l’écran en Allemagne : la première version muette de 1921 est signée Joe May, la deuxième version parlante de 1938 est tournée par Richard Eichberg, et Fritz Lang sort en 1959 une troisième version cette fois-ci en couleurs, adaptant enfin son propre scénario de 1919.

Malgré, ou plutôt à cause de l’approche fantaisiste décrivant une Inde digne des « Mille et Une Nuits », les trois diptyques rencontrent chacun à leur sortie un énorme succès public en Allemagne, sans pour autant être considérés comme des grands classiques du cinéma allemand.

1Contrairement aux suites de cinéma, qui exploitent peu ou prou la même histoire une deuxième, troisième, quatrième… fois, le procédé de découper une intrigue en deux parties (à l’instar d’un sérial ou d’une série télé) est courant à l’époque, comme en témoignent, entre autres : « Der Weg der zur Verdammnis führt » (1919, Otto Rippert), « Dr Mabuse »(1922, Fritz Lang), « Rivalen » (1923, Harry Piel), « Hélène de Troie » (1924, Manfred Noa), « Le Nibelungen » (1924, Fritz Lang)… Tous tournés en deux parties et sortis à quelques mois d’intervalle.

1921 : L’arrivée triomphale de l’architecte dans la version de Joe May

Après avoir terminé le scénario en 1919, Fritz Lang souhaite mettre en scène « Le Tombeau hindou » lui-même. Mais son producteur (et ancien mentor) Joe May décide qu’une entreprise aussi monumentale et coûteuse nécessite un cinéaste plus expérimenté ! Fasciné par l’histoire, il décide de s’occuper de la mise en scène lui-même et choisit comme vedette sa propre femme, Mia May, dans le rôle de la fiancée de l’architecte.

1921 : Le palais du maharadja dans la version de Joe May

A ce moment de sa carrière, Joe May est non seulement metteur en scène, mais aussi producteur et créateur d’une véritable cité du cinéma (la « May-Filmstadt ») près de Berlin, où il est capable de tourner plusieurs Kolossalfilme malgré l’inflation galopante qui secoue la République de Weimar. Pour « Le Tombeau hindou », il s’associe avec Ernst Lubitsch, autre cinéaste de superproductions comme « La Femme du pharaon » ou « Anna Boleyn » au sein de la EFA2, et sollicite entre autres des financements américains, dans l’optique de pouvoir exploiter le film aux Etats-Unis.

2 EFA = Europäische Film Allianz (1920-1923) – groupement de producteurs américains pour financer et exporter des films allemands aux Etats-Unis.

1938 : L’extérieur du palais d’Eschnapur dans la version de Richard Eichberg

Richard Eichberg reprend en 1938 le même thème dans une version parlante, tournée elle aussi avec des moyens importants en Inde pour partie (le diptyque de May a été entièrement tourné à Berlin et dans les montagnes des Tatras, dans les Carpates). Cette nouvelle version remporte un très grand succès dans une Allemagne hitlérienne, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale.

1959 : L’arrivée triomphale de l’architecte dans la version de Fritz Lang

Ce n’est qu’en 1959 et après un long exil à Hollywood, que le soixantenaire Fritz Lang trouve l’occasion de réaliser enfin sa version du tombeau, en couleur, avec un budget au-dessus de la moyenne mais insuffisant selon lui, ce qui provoque de nombreux conflits avec son producteur Arthur Brauner, pendant le tournage.

1938 : La princesse Sitha (La Jana) dans la version de Richard Eichberg

Les trois versions suivent la même trame narrative : le maharadja Ayan (prénommé Chandra dans les versions antérieures), fait venir à Eschnapur (une ville imaginaire de l’Inde), un architecte européen pour des travaux importants. Une fois sur place, le projet change et l’architecte doit construire un tombeau « d’inspiration Taj Mahal » pour Savitri / Sitha, la femme du maharadja. Ce que l’architecte ignore, c’est que la belle princesse est encore vivante et qu’elle doit y être emmurée en punition de son infidélité.

1921 : L’amant de la princesse ne craint pas le danger dans la version de Joe May

Le voyage en Inde plonge la poignée d’Européens dans des situations abracadabrantes et étranges. Le choc des cultures et des traditions, entre une Europe civilisée et une Inde mystique, nourrie de clichés et de préjugés racistes et colonialistes, offre un dépaysement aussi effrayant que divertissant au spectateur occidental.

1959 : La tenue de la princesse (Debra Paget) qui fait scandale dans la version de Fritz Lang

L’approche condescendante d’une Inde fantasmée persiste jusqu’à la version de 1959, au moment où un film comme « Le Fleuve » (1951, Jean Renoir) ou un documentaire comme « Inde, terre mère » (1959) de Roberto Rossellini, donnent une image romancée, mais bien plus réaliste de l’Inde de l’époque. Cet égarement passéiste a été amplement reproché à Fritz Lang3. Lui-même avait désigné de manière détachée et péjorative ses film de Indienschnulze (= mélos indiens) et avait surnommé « Le Tombeau hindou » : Das kindische Grabmal (= le tombeau enfantin).

2 En dehors des critiques françaises (notamment dans les revues « Positif » et « Les Cahiers du Cinéma »), le film est perçu de manière très négative.

Un personnage saillant de l’intrigue est l’architecte, dont le nom varie (Rowland / Fürbringer / Berger) et surtout l’évolution change d’une version à l’autre au fil des années. Il est interprété successivement par Olaf Fonss (autoritaire et rigide, 1921), Hans Stüwe (pinailleur et jaloux, 1938) et Paul Hubschmid (passionné et aventurier, 1959).

1921 : L’architecture indienne imaginée par le designer et architecte Martin Jacoby-Boy

Si, dans la première version de Joe May, il est mandaté dès le début du film pour construire un immense mausolée pour une princesse, il vient apporter la modernité sous forme d’un nouveau quartier au cœur de la ville, dans les versions de 1938 et 1959. Ce n’est qu’une fois arrivé en Inde, qu’il est contraint de réaliser un tombeau monumental (commande qu’il refuse dans la version de Fritz Lang).

1921 : L’embarcadère du souverain dans la version de Joe May

Ce n’est donc pas du côté de l’histoire, invraisemblable, naïve et arrogante, qu’il faut chercher l’intérêt de ces films. On le trouve plutôt dans le rôle de l’architecte et dans l’utilisation de décors incroyables ! Factices dans la version de 1921, …

1959 : Le temple Jagdish à Udaipur dans la version de Fritz Lang

… et réels (pour les extérieurs) dans celles de 1938 et 1959, tournées dans la ville spectaculaire d’Udaipur4 (région du Rajasthan) avec ses temples impressionnants et son somptueux palais Jag Mandir.

4 « Magnifique Udaipur. Cette cité ancienne de 600 000 habitants, aux rues étroites et vivantes, est sans doute l’une des plus envoûtantes d’Inde. Le promeneur ne sait plus où donner du regard, tant la ville regorge de beautés. Les maisons blanchies à la chaux, les havelis baroques, le plus grand palais du Rajasthan posé au bord d’un lac sur fond de hautes collines… Le cadre est si spectaculaire qu’on se croirait dans un film ! » dans le Guide du Routard : Inde du Nord.

Les trois versions impressionnent également par l’utilisation d’éléments architecturaux locaux (colonnes, statues, moucharabiehs) créant une atmosphère exotique inquiétante particulièrement efficace.

(à suivre la semaine prochaine sur cet écran)

DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) 1921 – film en deux parties de Joe May : 1. DIE SENDUNG DES YOGHI (La Mission du Yogi) ; 2. DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le Tigre du Bengale)

DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le Tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) 1938 – film en deux parties de Richard Eichberg

DER TIGER VON ESCHNAPUR (Le Tigre du Bengale) & DAS INDISCHE GRABMAL (Le Tombeau hindou) 1959 – film en deux parties de Fritz Lang

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