SODOM AND GOMORRHA (Sodome et Gomorrhe) 1962 Robert Aldrich
Au début des années 60, les péplums1 – films à grand spectacle reconstituant la mythologie antique avec des superhéros légendaires (Héracles, Ulysse) ou imaginaires (Maciste) – remplissent les cinémas du monde entier. Un sous-genre de ce courant exploite alors avec beaucoup de succès les récits bibliques, comme « Les Dix Commandements » (1956), « Ben Hur » (1959) ou « Spartacus » (1960).
1Le mot peplum vient du grèc peplos = tunique, référence probable au film « La Tunique » d’Henry Koster (1952) qui inaugure le raz-de-marrée de ce courant dans les années 50/60. Le premier péplum, « Néron essayant des poissons sur des esclaves », attribué à Georges Hatot (produit par les frères Lumières), date de 1896 (!) et met déjà en scène la cruauté et le sadisme attribués aux dirigeants.

C’est dans ce contexte que Robert Aldrich se rend en Italie (à Cinecitta, grande Mecque des péplums) et au Maroc (dans et autour de la ville fantastique de Aid-Ben-Haddou, ci-dessus), pour tourner à grands moyens la débauche et la chute des deux villes les plus immorales de la Bible : Sodome et Gomorrhe !

Spécialiste des westerns (« Bronco Apache », « Vera Cruz », « Fureur Apache »), des films de guerre (« Attaque », « Les Douze Salopards ») et des films d’horreur (« Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? », « Chut, chut, chère Charlotte ») sombres, violents et non-conformistes, Aldrich dénonce souvent la dépravation de l’humanité. Il semble donc dans son élément pour s’emparer des deux capitales du vice. Sauf que l’enjeu est ici à dix-mille lieues de ses films indépendants habituels, avec une grosse production internationale destinée à générer un maximum de profit.

Il est secondé par le jeune Sergio Leone – qui inventera le western spaghetti avec « Pour une poignée de dollars » deux ans plus tard –, dirigeant la deuxième équipe, qui filme en parallèle des scènes de batailles impressionnantes. La légende veut que Leone ait été viré avant de filmer quoi que ce soit, son nom figurant toutefois au générique pour des histoires de subventions de co-production américano-italienne.2
2Selon le production designer Ken Adam, Leone n’a pas pu filmer la scène de bataille au moment prévu car la cavalerie était composée de vrais soldats marocains subitement rappelés en Mauritanie par l’armée pour mener de véritables combats ! Le retard sur le tournage sera imputé à Léone, démis de ses fonctions.

L’histoire de l’implication de Loth dans la destruction de Sodome et Gomorrhe ne remplit que deux chapitres dans la Bible (Genèse 18 et 19), mais ceux-ci sont assez éloquents pour que les deux villes deviennent à tout jamais synonymes de dépravation, de luxure et d’inhospitalité. Elle est surtout un prétexte biblique pour condamner l’homosexualité, considérée comme vice insupportable, qui semble omniprésent dans les deux cités.

Le film ne peut évoquer ou montrer cela (nous sommes en 1962 !) : aucune scène de nudité ou d’acte sexuel implicite et encore moins explicite ne se déroule sous nos yeux. Aldrich se contente d’exposer la violence et la cruauté (plus facilement admises par le code de censure Hays appliqué aux Etats Unis) et suggère le reste :

Au petit matin, après une nuit d’orgie supposée intense, une multitude de corps épuisés, emmêlés et entrelacés (mais tous encore sagement vêtus) dresse un tableau digne des plus grands maîtres du classicisme. Maurice Binder, compositeur de cette séquence de quelques minutes (et futur créateur des génériques des films de James Bond), passe trois jours à disposer les corps ! S’il y a eu des orgies, elles ne se déroulent pas face caméra …

Un dialogue suffit à évoquer ce qui ne peut être montré ouvertement (le lesbianisme de la reine Berah ainsi que la défloration des filles de Loth par l’ignoble Astaroth). Une contrainte qui explique, en partie, les raisons de l’échec commercial auprès du public : vendu comme « scandaleux », le film est finalement perçu comme trop sage par ceux qui recherchent des sensations fortes, et trop peu fidèle au récit biblique pour les croyants.

L’autre raison pour laquelle « Sodome & Gomorrhe » ne rencontre pas le succès escompté des autres péplums de son époque, est sans doute son histoire alambiquée, qui se perd entre négociations à propos de territoires fertiles, légitimité (ou pas) de l’esclavage, dénonciation de l’exploitation de minerais de sel à des seuls buts lucratifs, ainsi que diverses intrigues amoureuses. Si le film ne brille pas dans son ensemble, il ne se limite pourtant pas à sa réputation de gros navet indigeste et ennuyeux.

Ce sont les décors généreux et les costumes chatoyants qui sauvent cette production imparfaite, ainsi que les acteurs, qui s’en donnent à cœur joie pour incarner des personnages hors-normes. Le genre du péplum n’a jamais été d’être véridique : il rehausse au contraire par la démesure de ses décors et par la fantaisie de ses costumes, l’absurdité, le grotesque et le fantastique à tous les niveaux. Le production designer Ken Adam dessinera même, de façon assez avant-gardiste, l’emblème de la ville sous une forme composée de l’hybridation d’une femme et d’un homme.

La réputation de la ville de Sodome est fondée sur le comportement immoral de ses habitants. Architecturalement, cette dépravation se traduit par le décor impressionnant des souterrains de la reine (impériale Anouk Aimée), dédiés à la torture et construits à grand frais par Ken Adam dans les studios de Cinecitta à Rome.

Le film ne tire pas vraiment profit de l’atmosphère lugubre du lieu, puisqu’il découpe le vaste espace construit pour l’occasion sans en donner une vue d’ensemble.

On peut mieux l’appréhender dans le croquis préparatoire, révélant un ensemble dynamique autour d’une grande colonne en forme de cône, autour de laquelle s’enroule d’un côté, un escalier et de l’autre, des cellules superposées taillées dans la roche.

La démesure de la production se retrouve aussi dans la longueur épique du film, qui oblige à son tour à une recension au moins toute aussi épique… Donc :
… à suivre la semaine prochaine sur cet écran !
SODOM AND GOMORRHA (Sodome et Gomorrhe) 1962 Robert Aldrich