Lubitsch plante le décor

DIE PUPPE (La Poupée) 1919 Ernst Lubitsch

Bien avant d’être reconnu pour sa Lubitsch-Touch1 aux Etats-Unis, le berlinois Ernst Lubitsch tourne la farce « La Poupée ».

1 « La Lubitsch touch, c’est cette élégance cachée sous le manteau de la grivoiserie. Lubitsch n’avait rien de l’artiste prétentieux. » Qu’est-ce que la Lubitsch touch ? Première, Thomas Baurez, 19/03/2020, http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Qu-est-ce-que-la-Lubitsch-touch-

Ou l’histoire de Lancelot (Hermann Thimig), jeune homme qui a la phobie des femmes, contraint de se marier pour ne pas être déshérité par son oncle richissime.

Il conçoit alors d’épouser une poupée mécanique qu’un inventeur a créée, à l’image de sa propre fille (interprétée dans les deux cas par l’intrépide Ossi Oswalda). Car le prévoyant Hilarius (Victor Janson) invente des automates féminins spécialement « pour célibataires, veufs et misogynes » (selon l’intertitre du film).

Mais au moment de livrer la poupée, l‘apprenti (Gerhard Ritterband – admirable dans un rôle qui déclenche une multitude de catastrophes en tout genre) fait tomber la créature qui se casse un bras. La fille de l’inventeur remplace alors la poupée le temps de la réparation.

Ce qui donne à Lubitsch l’occasion d’enchaîner des scènes cocasses et absurdes. Ossi Oswalda – qui tournera une demi-douzaine de films avec Lubitsch en Allemagne – excelle ici dans son rôle favori : celui de jeune femme exubérante qui n’en fait qu’à sa tête, en décalage total avec l’image de la femme au foyer docile et aimante de l’époque. Le fait de jouer le rôle d’une poupée lui permet de gifler les hommes à la moindre occasion et de faire passer ce dérapage pour un dérèglement de sa mécanique !

« La Poupée » apparaît alors comme un film complètement loufoque, critique et satirique envers les conventions de la bourgeoisie, le rôle de la femme et surtout envers l’Eglise (puisque ce sont des moines gros et avares qui ont suggéré ce mariage peu orthodoxe, pour s’emparer de l’héritage !).

Si le film a mal vieilli et que la plupart des gags semblent prévisibles et trop appuyés, plus de cent ans se sont écoulés depuis son tournage et le cinéma n’en est encore qu’à ses débuts ! Lubitsch lui-même fera des progrès considérables en peu de temps, comme en témoigne son adaptation muette toute en finesse et en drôleries d’une pièce d’Oscar Wilde, « L’Eventail de Lady Windermere », qu’il tourne seulement six ans plus tard.

Mais pour l’instant, on reste dans la grande farce avec course-poursuite interminable entre le jeune homme et une horde de femmes qui veulent l’épouser, suite à l’annonce de l’héritage. Six ans plus tard, Buster Keaton reprendra le même argument avec plus de panache et de rocambolesque dans le bien nommé « Les Fiancées en folie ».

Il faudra attendre huit ans pour qu’en 1927, « Metropolis » de Fritz Lang (ci-dessus) offre au grand public la première femme-robot métallique, qui restera longtemps la référence emblématique de tous les films de science-fiction, jusqu’à sa réincarnation en 3-PO dans « La Guerre des étoiles » (1977). Il est donc prématuré pour Lubitsch en 1919, de faire croire aux spectateurs qu’une poupée mécanique puisse passer pour une vraie fille.

Puisque les effets spéciaux de l’époque ne permettent pas de duper qui que ce soit, Lubitsch assume totalement cette réalité et apparaît en personne (il a été acteur avant de devenir cinéaste) pour planter littéralement un décor de conte de fée. Il sort d’un carton le motif du terrain, une mignonne petite maison, des sapins et des grands chênes, un faux ciel… Y ajoute des figurines qu’il dispose dans la maison… Avant que de véritables acteurs costumés à l’identique n’en sortent et hopla, le film peut commencer !

Cette mise en scène (et mise à distance) intelligente lui permet non seulement de porter un récit incroyable (une poupée mécanique au style maladroit mais au comportement totalement libéré) et surtout de se moquer de son époque. Preuve irréfutable que le décor au cinéma joue un rôle essentiel, plus important qu’on ne l’imagine au premier regard.

Les décors qui suivent ne se cachent pas d’être ce qu’ils sont : des bâtiments et des arbres en carton peints qui soulignent l’abstraction pour mieux mettre en avant le contenu satirique. « Ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’un film ! », semble nous dire le réalisateur.

La pièce maîtresse en est la vaste salle d’exposition de l’inventeur Hilarius. Ses dimensions qui intimident le jeune Lancelot, avec ses motifs expressionnistes en zig-zag et ses multiples rideaux (qui cachent les femmes-automates à vendre) donnent une ambiance à la David Lynch : nous sommes en 1919, mais Twin Peaks n’est pas loin !

Aussi, si au niveau de la réalisation, le film reste par moments maladroit, il porte au niveau de l’intention, une charge subversive et satirique considérable ! Mieux : par ses décors, il annonce les bases de l’expressionnisme au cinéma (popularisé par « Le Cabinet du Dr. Caligari » en 1920) et le thème de la femme-robot (popularisé par « Metropolis » en 1927).

DIE PUPPE (La Poupée) 1919 Ernst Lubitsch

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