De l’ascèse à la surenchère

Κυνόδοντας (Kanine) 2009 Yorgos Lanthimos

THE FAVORITE (La favorite) 2018 Yorgos Lanthimos

POUR THINGS (Pauvres Créatures) 2023 Yorgos Lanthimos

Quelle drôle d’évolution que celle des décors, dans la mise en scène du cinéaste grec Yorgos Lanthimos !

A partir d’un cinéma d’auteur extrêmement sobre et froid, qui épluche avec un sens du grotesque les dysfonctionnements familiaux (à l’instar de Michael Haneke ou de Ruben Östlund, mais sans leur moralisme), le cinéma de Lanthimos se définit dans ses premiers films par des décors minimalistes et économes – miroir de l’âme de ses protagonistes, souvent dépourvus d’empathie et avec une tendance pour l’automutilation.

« Canine » (2009), montre un couple de parents, qui « protège » ses trois enfants adolescents en les séquestrant dans une grande villa avec jardin et piscine, entourée de murs infranchissables. Seul le père a droit de quitter la demeure, à bord de sa Mercedes, pour se rendre au travail et faire les courses. La femme, consentante, est une séquestrée volontaire, pour parfaire le mythe d’un monde extérieur plein de dangers.

La prédominance de décors impersonnels et mornes se poursuit dans « The Lobster » (2015, ci-dessus) et « Mise à mort du cerf sacré » (2017), dotés de moyens de tournage plus conséquents. Lanthimos cultive des compositions symétriques et statiques qui renforcent l’étrangeté et la solitude de ses personnages. Un procédé qui rapproche son travail visuellement de celui de Stanley Kubrick et Wes Anderson.


Lanthimos délaisse pour la première fois ses décors épurés et réalistes dans « La Favorite », en 2018. Démarche assez logique puisqu’il s’agit d’un film en costumes opulents se déroulant à la cour de la reine Anne, pendant les guerres de succession entre l’Angleterre et la France au XVIIIe siècle. Ce drame bouleversant est filmé essentiellement dans la prestigieuse maison de campagne Hatfield House dans le Hertfordshire, construite en 1611, suivant le style jacobéen.

« La Favorite » reste à ce jour le meilleur film de Lanthimos (et un succès surprise auprès du grand public), malgré l’utilisation excessive du grand angle et des objectifs fisheye. Fortement influencée par les meilleures œuvres de Peter Greenaway et son goût pour l’insolite et les compositions symétriques, la mise en scène accentue la distorsion des lignes de fuite en déformant fortement les décors pompeux, pour le plus grand inconfort du spectateur quand la caméra est en mouvement.

Le film bénéficie d’un trio d’actrices remarquables. Les situations extravagantes, féroces et drôles que provoque la rivalité entre les cousines Sarah Churchill (Emma Stone) et la duchesse de Marlborough (Rachel Weisz) pour gagner les faveurs de la reine Anne (Olivia Colman) au caractère instable, fait oublier ces quelques excès visuels de la caméra.


« Pauvre Créatures » (2023) va stylistiquement beaucoup plus loin. Dans le registre du fantastique – une variation intelligente et très drôle du mythe de Frankenstein – le film se noie dans une surenchère de décors fantasques et délirants …

… et s’avère encore plus excessif dans l’utilisation frénétique des objectifs fisheye qui donnent le tournis dès que la caméra se déplace. Et cette dernière bouge – malheureusement – beaucoup !

Cela n’empêche pas de belles compositions qui utilisent efficacement le procédé dans des moments dramatiques (les distorsions d’une montée d’escalier), …

… mais employée de manière systématique et combinée à des décors manifestement kitsch, cela crée une surenchère visuelle aussi exubérante qu’assommante.

L’alternance arbitraire de scènes en noir et blanc puis en couleur (le n/b utilisé principalement dans la première partie pour évoquer« l’enfance » de l’héroïne) perturbe la narration d’un récit pourtant captivant, qui aurait mérité un traitement plus sobre pour convaincre.

Les aventures de Bella Baxter (Emma Stone), femme suicidée et revenue à la vie avec le cerveau d’un enfant, grâce au docteur « God »win Baxter (Willem Dafoe), l’amènent de Londres à Paris, en passant par Lisbonne et Alexandrie, pour assouvir son désir de découvrir le monde. Emma Stone y est simplement époustouflante d’innocence, d’énergie, d’insouciance, de sincérité et de curiosité. Willem Dafoe est prodigieux en croisement de mad scientist possédé et de père aimant de sa pauvre créature.

Lanthimos revisite plusieurs capitales de l’Europe en y imprimant sa sauce steampunk. Lisbonne, première étape de l’éveil (surtout sexuel) de Bella, reste la ville la plus féerique (visuellement, culinairement), visiblement inspirée des BD de Schuiten et Peeters et de l’architecture de Ricardo Bofill, …

… combinée à la topographie caractéristique du « véritable » Lisbonne.

A Alexandrie, Bella découvre avec affolement la misère et la pauvreté, depuis son luxueux hôtel. La ville (noyée dans des tons jaunes et ocres) est la version cauchemardesque que n’aurait pas renié M. C. Escher, d’un palais des mille et une nuits, avec bidonvilles à ses pieds.

Paris (sous la neige !) se définit essentiellement comme une ville vouée à la prostitution où l’architecture haussmannienne laisse la place à un Jugendstil (art nouveau viennois) débridé. Les arc-boutants surdimensionnés (à la Enki Bilal) assurent sans doute la stabilité des immeubles qui vacillent sous le poids de la débauche… avec un clin d’œil à la célèbre porte de l’Ogre (du jardin de Bormazo en Italie) au premier étage du bâtiment, où Bella trouve un emploi de fille de joie.

Dans cette prolifération d’ornements tarte-à-la-crème, la tour Eiffel (en construction à droite) peine à se faire une place.

Ces images fantastiques puisent dans des décors déjà-vu au cinéma. Lanthimos affirme lui-même que le style visuel de son film est inspiré par « Les Chaussons rouges » (1948) et « Les Contes d’Hoffman » (1950) de Michael Powell et Emeric Pressburger, ainsi que par « Et vogue le navire » (1983) de Federico Fellini et enfin « Dracula » (1992) de Francis Ford Coppola.

Plus évident semblent les emprunts à l’univers de Tim Burton et dans les dérives du postmodernisme des années quatre-vingt (Terry Farrell, Robert Venturi, Mario Botta, Arata Isozaki …) – notamment dans le design de la demeure du Docteur Godwin Baxter.

Malgré la prédominance des objectifs déformants et des décors un peu lourdauds, ce portrait déjanté d’une jeune femme à l’esprit libre et affranchie des conventions de son époque (et même de la nôtre), s’avère extrêmement intelligent et jouissif. Bella a beau être entourée d’hommes qui souhaitent s’occuper d’elle pour la protéger (il faut lire posséder et enfermer), afin de préserver sa pureté, c’est elle qui prend très vite sa vie en main et va faire souffrir ses prétendants impuissants.

De film en film, l’œuvre de Yorgos Lanthimos s’ouvre un peu plus au grand public, avec des films plus acceptables et moins hermétiques (moins cruels aussi), sans perdre de vue son univers très personnel, peuplé d’hommes faibles et de femmes fortes habitées du désire de fuir des maisons supposées closes et protectrices, pour découvrir le monde, le vrai.

Il reste un des metteurs en scènes les plus intéressants de notre époque.

Κυνόδοντας (Kanine) 2009 Yorgos Lanthimos

THE FAVORITE (La favorite) 2018 Yorgos Lanthimos

POUR THINGS (Pauvres Créatures) 2023 Yorgos Lanthimos

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