NUIT ET BROUILLARD 1956 Alain Resnais
ZONE OF INTEREST (La Zone d’intérêt) 2023 Jonathan Glazer
« Un camp de concentration se construit comme un stade ou un grand hôtel, avec des entrepreneurs, des devis, de la concurrence – sans doute avec des pots-de-vin. »


« Pas de style imposé : c’est laissé à l’imagination : … alpin, … garage,


… japonais, … sans style … »

Dans son documentaire « Nuit et Brouillard » (1956), Alain Resnais pose d’emblée la question de la responsabilité de l’architecture et de l’architecte dans la machinerie du génocide juif1, orchestré de manière industrielle par le IIIe Reich entre 1933 et 1945.
1Appliqué aussi aux tsiganes, aux témoins de Jéhova, aux homosexuels et aux opposants politiques.

Dans son répertoire de styles, Resnais n’inclut pas le mirador du camp d’Auschwitz, qui, pourtant, ouvre son reportage. Alors, comment le définir ? Conçu très classiquement sur un plan carré, il est chapeauté par une toiture « en coyaux2 » qui a pour effet d’adoucir la pente. Les murs descendent droits et opaques à l’exception de grandes fenêtres dans la partie haute, qui s’ouvrent de chaque côté, pour une surveillance à 360° – fonctionnalité primaire de l’édifice.
2 Coyau : petite pièce de bois biseautée placée sur un chevron afin de diminuer la pente d’une toiture dans la partie basse.

Plus récemment, dans le film « La Zone d’interêt » (2023), Jonathan Glazer cadre sur une ressemblance qui saute aux yeux. Depuis le jardin de la famille Höss (dont le père est le commandant du camp d’Auschwitz), le mirador pourrait presque passer pour la tour d’une église mal proportionnée, puisqu’en Pologne celles-ci sont souvent coiffées d’une toiture en coyaux. Le rythme des montants des fenêtres (verticales et assez rapprochées) accentue cette analogie. Ce rapprochement est loin d’être absurde quand on s’intéresse un peu au design que les nazis ont déployé pour mettre au point leurs camps d’extermination.

A l’instar de « La Zone d’intérêt », « Nuit et Brouillard » met en évidence l’apparente normalité de l’architecture des camps de concentration. Des entrées travaillées avec une certaine emphase (soubassement avec appareillage en pierre, hiérarchisation des accès), qui ressemblent – sans surprise – à des bâtiments de gare, puisque c’est avant tout l’efficacité des flux qui prime avec le passage incessant des trains acheminant les déportés.

Les baraquements ressemblent à des casernes lambda, avec un agencement purement fonctionnel et quadrillé. Les chambres à gaz destinées à éliminer les Juifs en masse (jusqu’à 2000 personnes simultanément) ont l’aspect de grandes salles de douche. A Birkenau, elles sont dissimulées dans des anciens corps de fermes pour plus de discrétion.

Le fait qu’il n’y ait « pas de style imposé », selon Resnais, en dit long sur la dissimulation à l’œuvre dans le plan génocidaire : les camps d’extermination ne doivent pas avoir de style reconnaissable. Tout au plus, ils peuvent ressembler à des casernes ou des usines (puisque ce sont des usines de mise à mort) ou encore reprendre quelques éléments de l’architecture locale par souci d’intégration (parfois maladroitement, voire de façon absurde).

La majorité des camps de concentration a été construit loin de l’Allemagne, dans le Lebensraum Ost – territoire d’expansion du peuple allemand qui inclut la Pologne, la Tchéquie et en partie l’Ukraine. Cette mise à distance est destinée à dissimuler l’horreur aux Allemands (et au monde entier) et s’accompagne de la banalisation du langage et des dénominations : « Nuit et Brouillard » (Nacht und Nebel) vient du nom du décret signé le 7 décembre 1941 qui donne « les directives sur la poursuite pour infraction contre le Reich ou contre les forces de l’occupation dans les territoires occupés » – en d’autres termes, le droit de transférer des ressortissants des pays occupés pour les regrouper et les éliminer dans les centres de mise à mort.

La « Zone d’intérêt » (Interessengebiet) est un autre terme d’apparence anodin, qui décrit les 40 km2 autour des camps d’Auschwitz I, d’Auschwitz II (Birkenau) et d’Auschwitz III (Monowitz), en Pologne, situés à la confluence de la Sola et de la Weichsel – à proximité de la petite ville d’Oświęcim (Auschwitz, en allemand).

Car Auschwitz n’est pas seulement le lieu d’un camp d’extermination (réparti sur trois sites), mais surtout un projet urbanistique beaucoup plus vaste, avec l’ambition d’y installer une grande zone d’activité industrielle, mais aussi, dans un deuxième temps, de grandes fermes pour nourrir et élargir le Lebensraum (espace vital) du IIIe Reich. L’usine d’armement DAW et l’immense usine de caoutchouc Buna d’IG Farben sont construites conjointement aux camps. Les juifs aptes au travail y sont employés.

Il est significatif qu’Alain Resnais (dans « Nuit et Brouillard », ci-dessus) et Jonathan Glazer (dans « La Zone d’intérêt », ci-dessous) s’attardent sur des dessins en plan et en coupe, qui dévoilent le fonctionnement des fours crématoires des camps. Dans le film de Resnais, le four crématoire est dissimulé dans un bâtiment qui ressemble aux fermes de la région, même si l’imposante cheminée trahit sa fonction.

Le modèle présenté dans « La Zone d’intérêt » ne prend même plus la peine de cacher son activité et impressionne par sa grande fonctionnalité : la distribution des fours en ovale permet une rotation de l’utilisation en continu, de la crémation au refroidissement.

Si la mise à mort a été efficacement mise au point par des entreprises chimiques comme IG Farben et Bayer, qui ont détourné des insecticides puissants comme le tristement célèbre Zyklon B, c’est la destruction (ou plutôt l’effacement) des centaines de milliers de corps qui est devenu le point névralgique pour les nazis.

Il existe donc deux courants d’architecture nazie : celui des projets représentatifs (monumental, imposant, néo-classique) qui culmine avec le projet fantasque et délirant « Germania », conçu par Adolf Hitler et son architecte en chef Albert Speer et celui (souvent oublié) d’une architecture fasciste du quotidien, fonctionnelle, efficace et moderne : usines, aérodromes, logements et par extension camps de concentration.

Cette architecture pour génocide doit d’abord et en premier lieu dissimuler l’horreur – par des bâtiments qui font semblant d’être ce qu’ils ne sont pas et passent inaperçus. Peu importe leur banalité en tant qu’œuvre architecturale, tous ont été dessinés par des architectes.
Ce qui nous renvoie, à nouveau, à la question de la responsabilité évoquée par Alain Resnais au début de son documentaire.
NUIT ET BROUILLARD 1956 Alain Resnais
ZONE OF INTEREST (La Zone d’intérêt) 2023 Jonathan Glazer