192 marches à Odessa

Броненосец «Потёмкин» (Le Cuirassée Potemkine) 1925 S. M. Eisenstein

Depuis l’invasion russe qui ravage l’Ukraine, le nom d’Odessa, ville portuaire stratégique et pôle économique important du pays, est revenu sur le devant de la scène médiatique.

Pendant des décennies, le nom de cette ville est surtout lié au film « Le Cuirassé Potemkine », tourné par S. M. Eisenstein en 1925, qui relate la mutinerie du « Potemkine», bateau de guerre amarré au port d’Odessa.

Le soutien qu’affiche la population aux mutins y culmine dans une répression sanglante, illustrée par l’une des scènes les plus emblématique et dramatique de l’histoire du cinéma : le massacre sur l’escalier monumental qui relie le centre-ville au port.

Eisenstein prépare le spectateur en amont à la topographie exceptionnelle du site, avec son port en contrebas, relié par une multitude de ponts et d’escaliers.

La foule se précipite pour rendre hommage au matelot Grigory Vakoulintchouk, tué par un officier lors de la mutinerie.

L’escalier « Richelieu » est la montée la plus monumentale dans ce dispositif urbain, avec ses 192 marches et une largeur impressionnante de 12,50 m. Il fut construit en 1841 par l’architecte italien Francesco Boffo.

Par une illusion d’optique, on aperçoit d’en haut uniquement les neuf paliers (les marches restent invisibles) et depuis le bas, on distingue parfaitement les marches et à peine les paliers, ce qui a pour effet d’allonger encore davantage les 142 mètres de l’ouvrage.

Eisenstein prolonge la descente des soldats (et par extension) la longueur de l’escalier par des effets de montage, qui mettent l’accent successivement sur le décès de trois enfants parmi les nombreuses victimes du massacre.

Le montage alterné et très rapide insère des images d’une rare brutalité, qui annoncent les célèbres ballets de la mort dans les westerns de Sam Peckinpah.

Les soldats sont montrés comme une masse homogène et anonyme, qui avance en tirant, avec des gestes synchronisés et précis.

Cette avancée mécanique contraste avec la panique, la peur et les supplices de la foule sans défense.

Dans un cadrage devenu iconique, la mère d’un des enfants s’avance face aux troupes avant de tomber, elle aussi, sous les balles.

Puis vient la partie la plus célèbre de la séquence : une autre mère1, touchée par une balle en haut de l’escalier, perd le contrôle de son landau  …

1 En multipliant les allégories religieuses, Eisenstein donne à la jeune femme l’allure d’une piéta.

…  qui dégringole lentement la totalité des 192 marches.

Si cette séquence suffit à démontrer les horreurs de la guerre et de l’oppression militaire, elle n’empêche pas l’histoire de se répéter et les civils d’Odessa d’être à nouveau sous le feu des soldats ennemis.


Bien avant que des franchises comme « Le Seigneur des anneaux » et « Game of Thrones » entraînent une forme de ciné-tourisme populaire à travers le monde, les admirateurs cinéphiles du « Cuirassé Potemkine » se sont rendus à Odessa pour visiter les lieux du tournage. Ils sont repartis souvent déçus, car le fameux escalier, ouvrage pourtant impressionnant, leur apparaît dans la réalité, bien moins allongé que dans le film !

Cette perception truquée s’explique par le montage et les enchaînements extrêmement sophistiqués d’Eisenstein, qui alterne les prises de vues et fait descendre plusieurs caméras sur des dispositifs mobiles. Le spectateur n’assiste pas à une descente, mais à plusieurs, sans s’en rendre compte.

Par la suite, cette séquence fut maintes fois copiée ou parodiée, notamment par Alfred Hitchcock, Brian De Palma (ci-dessus dans « The Untouchables », 1987) et Terry Gilliam, sans être égalée cependant.

Jean-François Buiré explique sur le site d’UPOPI.CICLIC.FR, dans son excellente analyse « Eisenstein – Rybczyński : Le coups de l’escalier », l’influence de cet escalier dans l’histoire du cinéma et rapporte, notamment, le regard ironique de l’artiste Zbigniew Rybczyński sur le « ciné-touriste », qui en visitant les lieux de tournage s’imagine pouvoir assister également « en direct » aux événements du film, à travers sa vidéo « Steps », à la fois critique et parodique.

Броненосец «Потёмкин» (Le Cuirassée Potemkine) 1925 S. M. Eisenstein

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