Les architectes rêvent-ils des poupées Barbie ?

POISON (Venin) 2023 Wes Anderson

BARBIE 2023 Greta Gerwig

TOY STORY III 2010 Lee Unrich

LE MEPRIS 1963 Jean-Luc Godard

Le Corbusier aimait-il jouer à la poupée ? En tout cas, et comme tous les architectes, il aimait développer ses projets à travers des maquettes. Et ces maquettes ressemblent souvent à des maisons de poupée.

On voit sur certains documents, la main du maître manipulant la maquette. Ci-dessus, pour retirer un des logements de son unité d’habitation, dont le premier exemple est érigé à Marseille entre 1945 et 1952.

On retrouve une autre main (de Dieu ? de l’architecte ? de l’enfant qui joue ?), cette fois-ci dessinée, dans une vue en coupe-perspective pour le même projet. Cette main retire le logement pour montrer l’agencement intelligent avec double niveau et double orientation. Il n’y a aucune raison logique d’ajouter une main sur ce dessin, si ce n’est simplement pour souligner à quel point le projet est un jeu d’enfant.

Wes Anderson utilise un effet semblable, quand il tourne « Venin », un de ses quatre courts métrages d’après des histoires de Roald Dahl. Il radicalise ici encore sa mise en scène volontairement théâtrale et stylisée pour montrer le passage d’un personnage de l’extérieur à l’intérieur d’une maison.

Au lieu de filmer simplement l’extérieur de la maison, puis de couper et de montrer l’intérieur, Anderson opte pour une approche assez audacieuse qui fait littéralement s’envoler le décor ! Des mains invisibles retirent les bouts de façade et laissent voir l’intérieur. Anderson ne dévoile pas seulement l’artifice du décor, il nous plonge littéralement dans une autre dimension, une dimension fantastique ou féerique, où tout peut arriver.

Il transforme le décor en maison de poupée :


Dans « Barbie », la cinéaste Greta Gerwig prend la contrepartie de la typologie classique de la maison de poupée et pose ses figurines dans un environnement contemporain :

Barbieland est une ville qui est presque exclusivement composée des variations du modèle « dreamhousela maisons de rêve » de Barbie. Et c’est tant mieux, car parmi les nombreux modèles de maisons Barbie existants (maison de luxe, maison de vacances, maison de Chelsea, …), c’est la plus moderne, la plus épurée et, disons-le clairement, la moins moche des demeures de Barbie.

Barbie aurait pu habiter dans une maison beaucoup plus classique, comme celle de « Toy Story III », qui a une vague parenté avec la maison bourgeoise éditée par Playmobil. Par ailleurs, elle n’est pas rose et c’est la maison de Ken, qui en est très fier.

Surtout de son immense dressing qui laisse Barbie sans voix !

Si on peut rester dubitatif par rapport au code couleur monochrome1 et flashy, les maisons du film « Barbie » montrent des villas épatantes, avec des lignes très contemporaines, beaucoup de transparence et un plan libre2

1Sarah Greenwood et Katie Spencer, responsables des décors et du design du film ont supprimé toutes les couleurs noir, blanc et chrome. Les décors n’ont pas été générés par ordinateur, mais construits à taille réelle. 

2Surtout accessibles pour jouer par tous les côtés !

… qui nous renvoie directement au modèle de base de ce type de maison, développé par Le Corbusier déjà en 1914 : le principe constructif de la maison Dom-Ino libère les façades, qui ne sont plus porteuses et donne des possibilités inouïes au plan et à l’enveloppe. C’est la base des « cinq points de l’architecture moderne » (plan libre, pilotis, toit-terrasse, façade libre, fenêtre en longueur) qu’il formule à partir de 1927 dans le manifeste du même nom. Il est significatif que Le Corbusier ne dessine même plus de façade et souligne ainsi qu’elle peut prendre n’importe quelle forme …

… ou simplement ne plus exister. Ce qui est bien entendu le summum de l’architecture : sa disparition, sa réduction à l’essentiel – l’esthétique à l’état pur.

Dans la réalité, ça ne marche pas aussi bien, surtout si on se réveille en négligé le matin et que les températures extérieures frisent le zéro, ce qui n’est visiblement pas un problème pour une poupée. Un autre aspect intéressant de cette transparence est la possibilité d’exhibitionnisme et de voyeurisme. Mais ça, c’est un autre sujet (déjà effleuré dans nos articles « Glass House »).

Toujours est-il que Le Corbusier n’aurait pas nié la parenté entre son concept Dom-Ino et la « dreamhouse » de Barbie. Peu regardant dans le choix de ses clients3, il n’aurait pas non plus hésité à construire pour des poupées, ni pour la multinationale Mattel, qui les fabrique.

3« Le Corbusier a voulu travailler pour Philippe Pétain et Benito Mussolini. Oui, mais aussi pour Léon Blum, en 1936.  Il écrit des mots louangeurs sur Adolf Hitler, mais aussi d’autres de mépris sur l’Allemagne nazie. Ajoutons qu’il était proche de résistants et de militants communistes, et qu’à sa mort, en 1965, André Malraux prononce son éloge funèbre. Bref rien à voir avec Louis-Ferdinand Céline. » Michel Guerrin, Redacteur du Monde dans un article paru en 2019

Le plan d’urbanisme de « Barbieland » suit par ailleurs les préceptes de la charte d’Athènes (initiée par Le Corbusier en 1933) en séparant les quartiers d’habitation et les commerces du centre-ville (au sens américain) qui longent la côte, par des couronnes successives en demi-cercle.

Cette organisation moderne d’un point de vue urbanistique est rehaussée par une dernière couronne postmoderne, plus libre et inspirée des travaux de Robert Venturi et Denise Scott-Brown4, en introduisant un système de rues périphériques qui inscrivent – vue du ciel – le nom « Barbieland » comme symbole et identité de la ville.

4 « L’enseignement de Las Vegas », MIT Press 1972

Il est significatif que cette couronne postmoderne relie les habitations et que la Barbie interprétée par l’éblouissante Margot Robbie habite autour du point sur le « i ».

Aujourd’hui, nombreux sont les architectes qui essayent d’exprimer la pureté de la maison de Barbie. Mais les conditions climatiques obligent a minima une peau de verre et même si celle-ci est très transparente et, comme ici, sans aucune ossature métallique ou bois, elle fait écran et entrave la légèreté qu’on apprécie tant chez Barbie.

Au début du film, on voit Barbie qui fait coucou de la main sur le toit de sa villa. Ce qui est impressionnant, ce n’est pas seulement la vue, mais surtout l’absence de rambarde qui délimite la terrasse. Le bureau de contrôle, dont la mission est la prévention des risques techniques dans la réalisation des bâtiments, doit sans doute commencer à se sentir mal en visionnant cette scène !

Qui rappelle immédiatement un autre toit-terrasse, dans un autre film : « Le Mépris » de Jean-Luc Godard, tourné sur l’ile de Capri dans la villa Malaparte. Celle-ci a été construite par l’architecte Adalberto Libera dans les années 30.

Sur le toit de la villa, il y a une immense terrasse et sur la terrasse, l’actrice Brigitte Bardot – qui, à ce moment-là, possède toutes les qualités d’une poupée Barbie – qui fait « coucou » elle aussi ! Le plus fascinant sur cette terrasse n’est pas seulement la vue, mais comme chez Barbie, l’absence de garde-corps.

Brigitte Bardot doit prendre les escaliers pour descendre de la terrasse.

Barbie est beaucoup plus forte, puisqu’elle peut simplement voler en se laissant porter vers le bas et atterrir en douceur dans sa voiture. (Avis aux architectes : n’essayez pas de faire ça avec un client !)

En dehors de l’attrait esthétique5, il y a aussi un côté sobre et économe dans l’architecture Barbie, qui la rend si admirable : l’absence de façades et de garde-corps permet de faire beaucoup d’économies ! On peut alors se poser la question suivante : est-il possible de construire une maison comme celle-ci, pour de vrai ?

5Sarah Greenwood et Katie Spencer se sont notamment inspirées du Kaufman House (1946) de Richard Neutra, visible dans la dystopie « Don’t worry Darling« 

Livio Vacchini l’a fait – ou presque : espaces fluides, absence de façades, grandes baies vitrées qui s’ouvrent complètement dans le vide, absence de rambardes (attention quand de jeunes enfants viennent en visite) – et le même code couleur monochrome flashy est respecté, avec un jaune canari en lieu et place du rose Barbie. C’est une villa absolument magnifique, même si on a toujours besoin de vitres pour l’habiter en hiver.

Voici un autre essai de maison Barbie par Marc Barani : ici, les vitres descendent complètement dans le sol, ce qui coûte horriblement cher et est digne d’un film de James Bond – mais il faut reconnaître que ça fait son petit effet.

L’immense auvent flotte miraculeusement, le mobilier semble petit et un peu perdu dans le vide du grand salon, les garde-corps sont toujours absents… C’est l’ultime abstraction de l’architecture domestique vers la maison de poupée.

C’est bien beau, mais c’est visiblement réservé à une élite très fortunée. Alors comment construire frugal, sobre et quand même beau ?

Pour mener cette entreprise à bien, il n’est peut-être pas nécessaire de charger l’architecture, pas nécessaire de sur-développer les techniques de construction, mais plutôt nécessaire de changer de client : ou bien construire pour des poupées, des robots et autres androïdes ; ou bien développer une clientèle plus résistante aux variations du climat et aux accidents.

Grace à Barbie et avec l’aide de l’intelligence artificielle, on va certainement y arriver … et plus vite qu’on ne croit !

POISON (Venin) 2023 Wes Anderson

BARBIE 2023 Greta Gerwig

TOY STORY III 2010 Lee Unrich

LE MEPRIS 1963 Jean-Luc Godard

2 réflexions sur “Les architectes rêvent-ils des poupées Barbie ?

Laisser un commentaire