L’air de la ville rend libre

MENILMONTANT 1926 Dimitri Kirsanoff

Un couple sans défense est attaqué dans sa maison, par un homme enragé. Ce carnage, d’une intensité rare, est amplifié par un découpage frénétique qui désoriente et crée une sensation de terreur.

L’homme traîne ses deux victimes au dehors et leur règle leur compte à la hache. La séquence – qui ne dure qu’une minute – tire toute sa violence du cadrage serré et du montage rapide. Un véritable coup de poing dans la figure du spectateur !

S’ensuit alors, dans un contraste extrême, l’image bucolique de deux enfants, jouant avec insouciance dans la campagne : deux fillettes, qui vont découvrir bientôt, les corps sans vie de leurs parents !

Cette ouverture troublante du moyen-métrage « Ménilmontant » (38 minutes), a dû perturber plus d’un spectateur en 1926 !


Les deux filles, traumatisées, quittent ensuite la campagne pour commencer une nouvelle vie et trouver (peut-être) un peu de bonheur en ville, suivant l’adage populaire : l’air de la ville rend libre1.

1« Stadtluft macht frei » (« L’air de la ville rend libre ») est un dicton allemand populaire, qui fait référence à un principe de droit en Europe au Moyen Âge, qui permettait à un serf de se libérer de son seigneur, s’il résidait en ville, après un délai d’un an et un jour. La migration de la population vers les villes, à partir du XIe siècle, a participé à leur dynamisme et prospérité, les habitants bénéficiant de meilleures conditions de vie que sur les terres féodales.

Les filles se retrouvent donc à l’état de travailleuses dans le faubourg de Ménilmontant, arrondissement parisien populaire et cosmopolite situé au Nord-Est de la capitale. Au début du siècle dernier, ce quartier pauvre se caractérise par un dédale de rues pavées qui abritent de nombreuses petites usines, des artisans, des tripots malfamés et des logements modestes, souvent insalubres ou précaires.

Les vues de Kirsanoff montrent sans concession le quotidien de ces ruelles exigües, avec des maisons, ateliers et murs qui ont poussé à la va-vite et sans plan d’aménagement d’ensemble, pour faire face à la croissance rapide de la population. Les faubourgs de Paris se développent alors autour des grands axes routiers qui vont du centre vers les portes de la ville.

Il insiste sur l’étroitesse des chemins, la topographie accentuée du quartier (avec sa multitude d’escaliers) et la vie qui s’y déroule.

La plus jeune des deux sœurs (la belle Nadia Sibirskaïa – de son vrai nom Germaine Lebas et épouse du cinéaste) trouve vite un galant qui semble réellement épris d’elle, mais en moins de deux, elle se retrouve enceinte et abandonnée par son cavalier volage.

Pire encore : elle découvre que le malpropre sort également avec sa sœur !

Elle accouche et erre ensuite, pauvre et démunie, dans les rues de Paris.

En appliquant avec maîtrise et finesse les leçons de Dziga Vertov (« L’Homme à la caméra ») et celles de Walther Ruttmann (« Berlin – symphonie d’une grande ville »), Kirsanoff combine le destin personnel et tragique de Nadia avec le désordre et la confusion de la grande ville, qui tourbillonnent autour d’elle et semblent s’y confondre.

La jeune fille songe même à se noyer dans la Seine – un endroit très prisé pour mettre fin à ses jours, comme en témoignent les trois cent six cadavres repêchés dans le fleuve rien qu’entre 1795 et 1801 – sujet du documentaire « Death in the Seine » de Peter Greenaway (1988).

Mais le film ne se terminera pas sur cette triste note …

Déclaré film préféré de la célèbre et redoutée critique américaine Pauline Kael, « Ménilmontant » surprend encore aujourd’hui par sa modernité (technique de montage, surtout dans la première partie) et par son approche sensible et féministe dans la description du destin de son héroïne (dans la deuxième partie).

Si le thème de la fille-mère délaissée est souvent exploité au cinéma – davantage pour tirer les larmes des spectateurs, avec fin heureuse à l’appui – il est choisi ici pour dénoncer la misère sociale dans les quartiers pauvres des grandes villes.

Kirsanoff y parvient, à la manière d’un Ken Loach avant la lettre, sans sentimentalisme, avec un réel engagement et une poésie des images. L’ancrage de son récit dans les rues du faubourg porte désormais un caractère documentaire, puisqu’il montre un pan de la ville qui a presque complètement disparu.

Son engagement social reste d’actualité.

MENILMONTANT 1926 Dimitri Kirsanoff

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