Bruno Ganz à Hambourg (et à Paris)

DER AMERIKANISCHE FREUND (L’ami américain) 1977 Wim Wenders

Au milieu des années soixante-dix, Wim Wenders souhaite porter à l’écran un roman de Patricia Highsmith, écrivaine anglaise de polars tordus, qu’il admire beaucoup et qu’il rencontre grâce à son ami, l’écrivain Peter Handke1. L’autrice finit par lui accorder les droits de son dernier roman, Ripley s’amuse, publié en 1974 : « Le personnage habitait à côté de Paris et devait tuer quelqu’un à Hambourg. Dans le film, nous avons simplement inversé les villes et cela a eu un impact beaucoup plus important que j’aurais, dans ma grande naïveté, jamais pu imaginer ! » 2

L’importance des villes est indéniable dans l’œuvre de Wim Wenders. Jamais réduites au simple décor, elles influencent, soulignent et véhiculent le vécu des protagonistes. Ainsi, l’atmosphère plombante de la ville de Hambourg en hiver fait écho à l’état d’esprit de Jonathan Zimmermann, joué par Bruno Ganz, anti-héros wendersien par excellence dans « L’Ami américain », néo film noir tout en couleurs.

Zimmermann, qui exerce à la fois le métier d’encadreur et de restaurateur, habite avec sa femme et son fils à Fischmarkt, dans le quartier d’Altona, où les plaies de la Seconde Guerre mondiale sont toujours très présentes3.

Tourné pendant l’hiver 1976-77, Hambourg est plongée dans une grisaille pesante à l’image des événements qui agitent l’Allemagne dans cette période : le basculement d’une partie de l’extrême gauche dans le terrorisme, à travers les actions de la RAF (= Rote Armee Fraktion – appelée en France la bande à Baader). Les graffitis pro-RAF sur les murs en témoignent et attestent que l’Allemagne de l’Ouest est devenue un état policier.

D’autres tags qualifient de meurtre le décès de Holger Meins4. Le film témoigne ainsi en passant de l’atmosphère oppressante des « années de plomb » qui secouent la RFA.

Zimmermann rencontre le marchand d’art Tom Ripley (Dennis Hopper), qui navigue entre New York et Hambourg en passant par Paris. Ce personnage fascinant et amoral qui a changé plusieurs fois d’identité n’hésite jamais à commettre un meurtre pour assurer ses arrières. Il apparaît dans six romans de Patricia Highsmith, interprété successivement par Alain Delon, Matt Damon ou encore John Malkovich.

Dennis Hopper donne une interprétation impressionnante du personnage, à la fois subtil et fou, et surtout incontrôlable – ce qui correspond assez bien à son propre état d’esprit au moment du tournage5. Le marchand habite à Hambourg dans la somptueuse Säulenvilla, située Elbchaussee 186, construite par l’architecte danois Axel Bundsen (1768-1832) pour le prospère armateur Wilhelm Brandt.

Dans les années soixante-dix, la villa est à l’abandon et les pièces sont vides. Wenders aménage le lieu de manière minimaliste avec un juke-box Wurlitzer, un billard et des enseignes lumineuses. Ce mobilier spartiate reflète bien son locataire Ripley, un homme de nulle part qui ne prend rien au sérieux.

Ripley apprend que Zimmermann est atteint de leucémie et sait que ses jours sont comptés. Bien que Ripley recherche l’amitié de Zimmermann, il indique au gangster Minot (Gérard Blain, truand élégant et inquiétant), à la recherche d’un tueur à gages, que ce dernier pourrait être assez désespéré pour accepter un tel boulot.

Minot manipule Zimmermann en lui faisant croire à l’aggravation de son état de santé. Pour rejoindre le cabinet de son médecin, Zimmermann doit passer par l’oppressant Alte Elbtunnel, un passage souterrain, qui fait désormais partie du patrimoine de la ville et n’est plus accessible aux voitures. Wenders utilise ce tunnel emblématique à trois reprises, pour montrer l’augmentation progressive de l’angoisse de son personnage, qui commence à perdre pied.

Dans son atelier, Zimmermann siffle le refrain d’un tube des Kinks : “There’s too much on my mind – And there is nothing I can do – About it”. Sur l’insistance de Minot, il accepte de venir à Paris pour avoir un autre avis médical.

Arrivé à l’aéroport Charles de Gaulle dans une ambiance futuriste et dépaysante, épuisé par le voyage, il s’écroule dans un fauteuil en attendant Minot.

Depuis son hôtel moderne situé dans le 16ème arrondissement, il a vue sur la maison de la radio, construite en 1963 sur un plan circulaire, par l’architecte Henry Bernard. Wenders s’interdit de montrer des vues de carte postale de Paris, comme c’est la convention dans la majorité des films.

Chez Minot, Zimmermann accepte de commettre un meurtre contre une somme importante qui doit assurer à sa famille une vie confortable après sa mort. L’appartement du gangster donne sur le pont de Grenelle avec sa réplique de la statue de la Liberté et sur des immeubles contemporains au style interchangeable en face de la Seine.

L’assassinat, prévu dans le métro parisien entre les stations Passy et La Défense, donne lieu à une scène de poursuite fascinante, tournée sans aucun accompagnement musical6 et inspirée d’une scène similaire dans « French Connection » (1971).

A plusieurs reprises, Zimmermann risque de perdre sa cible par inattention et hésite trop longtemps quand il peut passer à l’acte. Le spectateur se demande alors s’il aura le courage de tuer …


Wenders a choisi de faire interpréter les gangsters et malfrats par des cinéastes – selon lui les seuls truands qu’il connaît – puisqu’un metteur en scène a le pouvoir de décider du sort de ses personnages. On y trouve alors ses amis : Peter Lilienthal (au milieu), Jean Eustache, Daniel Schmid (à droite, avec lunettes de soleil), Gérard Blain et aussi des cinéastes, qu’il admire : Dennis Hopper, Nicholas Ray et Sam Fuller (à gauche).

En s’appropriant le sujet pour le confronter à son point de vue très personnel, Wenders s’éloigne ainsi beaucoup du roman-source, tout en restant étonnamment fidèle à l’esprit de Patricia Highsmith.


1 et avec qui il tournera 6 films entre 1969 et 2016, parmi lequel « Faux Mouvement » et « Les Ailes du désir ».

2 dans Wenders, Wim, « Le Souffle de l’Ange », Cahiers du Cinéma, n° 400, octobre 1987.

3 Sept raids aériens, connus sous le nom d’« opération Gomorrhe », effectués par l’armée américaine entre le 25 juillet et le 3 août ont détruit une grande partie de la ville et causé la mort de 45000 habitants. Avec le bombardement de Dresde, c’est l’attaque aérienne la plus meurtrière en Europe, lors de la Seconde Guerre mondiale.

4 Holger Meins est décédé en 1974 des suites d’une grève de la faim, entamée dans la prison de Stuttgart-Stammheim. Il fait partie de la première génération des membres de la RAF.

5 Le premier choix de Wenders a été le cinéaste John Cassavetes, qui lui conseille de prendre Dennis Hopper. Ce dernier vient de terminer le tournage éprouvant d’« Apocalypse Now » dans les Philippines avec Francis Ford Coppola et est constamment sous l’emprise de drogues diverses et variées.

6 La bande originale saisissante est de Jürgen Knieper, qui s’inspire amplement des musiques que Bernard Herrmann a créées dans Hitchcock’s « Psychose » et « Vertigo ».

DER AMERIKANISCHE FREUND (L’ami américain) 1977 Wim Wenders

Une réflexion sur “Bruno Ganz à Hambourg (et à Paris)

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