Doug Roberts, architecte infernal

THE TOWERING INFERNO (La tour infernale) 1974 John Guillermin / Irwin Allen

L’architecte Douglas « Doug » Roberts (Paul Newman, aux yeux bleus magnétiques, derrière ses lunettes de soleil) a raison de se réjouir.

Il vient d’achever à San Francisco le plus haut gratte-ciel du monde 1 (138 étages / 515 m de hauteur), véritable prouesse technique architecturale. Pour fêter l’inauguration en grande pompe, il emprunte l’hélicoptère privé de son promoteur Jim Duncan.

Ainsi commence « La Tour infernale », film catastrophe extrêmement populaire et plus grand succès de l’année 1974-75 aux Etats-Unis2, bien avant « Le Parrain II » de Francis Ford Coppola ou « Chinatown » de Roman Polanski.

« La Tour infernale » réunit les deux acteurs les mieux payés du moment (Paul Newman et Steve McQueen), deux maisons de production (20th Century Fox s’est associée pour l’occasion avec Warner Bros), une équipe d’effets spéciaux de pointe dirigée par L. B. Abbott (qui a déjà fait couler le navire de croisière dans « L’Aventure du Poséidon »), ainsi qu’un budget colossal.

Le scénario déplace le genre populaire des films catastrophes dans un IGH (immeuble de grande hauteur) qui explose, après les succès de « Airport » (1970, explosion dans un avion) et « L’Aventure du Poséidon » (1972, explosion dans un navire de croisière). L’idée s’avère extrêmement rentable et « La Tour infernale » dépasse largement l’audience de ses prédécesseurs. Le film rafle trois Oscars (sur huit nominations) : meilleure photographie, meilleur montage, et meilleure chanson, avec un tube au mauvais goût sirupeux qui s’accorde parfaitement au design intérieur suranné de la tour.

Si la catastrophe dans « Airport » est provoquée par un désaxé qui souhaite se suicider, dans « L’Aventure du Poséidon » par un séisme qui fait couler le bateau, les coupables dans « La Tour infernale » sont :

C’est en tout cas l’opinion du colonel Michael O’Hallorhan (Steve McQueen), dépêché sur les lieux pour éteindre les flammes. Evidemment, la réalité est plus complexe !

Revenons au début du film :

L’architecte, joué avec aplomb par Paul Newman, incarne succès, charisme et génie. C’est un surhomme dans toute sa splendeur et ses constructions spectaculaires défient les lois de l’univers. Pourtant, à peine arrivé dans sa nouvelle tour, il exprime à Duncan, son promoteur, qu’il souhaite décrocher et vivre une vie tranquille loin des villes (curieuse idée du scénariste, dont la motivation n’est nullement justifiée et n’aboutit pas par la suite).

Plus curieux encore : Doug Roberts a paradoxalement installé son agence d’architecture au cœur de la nouvelle tour, à l’étage 65. Sur la porte d’entrée trône la devise : « Nous construisons pour la vie ! » (La modestie n’a jamais été le fort de la profession.) La déco de l’étage, plongée dans des tons beigeasses et gris, et ses volumes en biais, semble vaguement inspirée des mauvais jours de Frank Lloyd Wright.

L’agence est composée d’un vaste bureau paysager pas très gai, où s’affairent ses collaborateurs qui accueillent le patron comme le Messie.

A l’autre bout de la pièce se trouve son bureau personnel très lumineux, qui s’étale sur deux niveaux ! La ravissante Susan Franklin (Faye Dunaway), sa petite amie, l’attend déjà pour l’embrasser.

Et puisque Doug est un architecte prévoyant, il dispose d’une garçonnière adjacente à son bureau, équipée d’un grand lit et d’un frigo avec Champagne ! Admirable efficacité dans la conception des espaces utiles qui se succèdent les uns après les autres sans s’embarrasser de  déplacements inutiles.

Mais le devoir interrompt l’idylle. Doug doit se rendre rapidement au sous-sol -3, car l’ingénieur en chef a détecté des défauts dans l’installation électrique de la tour, qui a provoqué des courts-circuits ! Le vaillant architecte se pose alors la question : « Mais comment est-ce possible ?! »

C’est l’ignoble Roger Simmons (Richard Chamberlain, cliché parfait du promoteur-constructeur-salaud), gendre de Duncan et responsable des travaux, résidant au 72ème étage, toujours un verre à la main, qui détient la réponse : pour baisser les coûts, il a fait d’importantes économies sur des matériaux à tous les étages, notamment sur le système de détection sécurité-incendie, sans en parler à personne !

Pendant ce temps, au 137ème étage, le promoteur Duncan (William Holden, jovial), fait jouer son charme et rêve de poser des gratte-ciels de 138 étages un peu partout dans le monde. En plus de draguer la resplendissante copine de l’architecte, il essaie donc logiquement de l’empêcher de prendre une retraite prématurée.

Le court-circuit provoque un feu qui se propage rapidement dans les étages inférieurs, pendant que la jet-set de San Francisco, insouciante, continue de fêter l’inauguration dans le restaurant situé à l’avant-dernier niveau.

Alertés par Doug, les pompiers arrivent et s’installent au 34ème étage pour diriger les opérations de sauvetage, avec en tête le colonel Michael O’Hallorhan, qui a aussi des yeux bleus magnétiques, mais qui déteste les architectes. Il a néanmoins besoin de Doug qui connaît le building comme sa poche.

Malgré les mises en garde des pompiers, le promoteur Duncan sous-estime l’incendie et pense que son bâtiment est aussi solide et résistant au feu que le « Titanic » s’est montré insubmersible. Il retarde l’évacuation pour ne pas gâcher la fête. Mais le feu se propage avec une rapidité affolante et les invités se retrouvent prisonniers des flammes.

C’est le moment que choisit Doug pour exprimer violemment au promoteur (qu’il a rejoint au 137ème étage) ses quatre vérités et faire son mea culpa dans un même élan ! Ce dernier reste de marbre. Pour Duncan, la faute est ailleurs, il n’a rien à se reprocher.

Tandis que le vilain gendre Roger Simmons, prisonnier des flammes comme les autres, noie son désespoir dans l’alcool, le hardi architecte et le courageux pompier s’associent pour échafauder un plan de sauvetage.

Pour rendre cet enfer palpable, William J. Creber (production designer), Ward Preston (art director) et Raphael Bretton (set decorator) ont construit différentes maquettes du gratte-ciel à différentes échelles (la plus grande d’une hauteur de 30 m !) et cinq niveaux du bâtiment à l’échelle 1 pour les prises de vue rapprochées, sur l’immense terrain de la 20th Century Fox.

L’imposant ascenseur vitré extérieur s’inspire de l’ascenseur panoramique du Hyatt Regency Hôtel, construit un an avant le tournage à San Francisco par John Portmann. La séquence où l’ascenseur se détache de ses rails et risque de tomber dans le vide reste l’une des plus impressionnantes du film.

L’intérêt principal de ce genre de film réside dans la question de savoir qui des vedettes survivra à la catastrophe. Ainsi le spectateur se demande, angoissé : y aura t-il une fin heureuse pour le gentil couple Fred Astaire et Jennifer Jones, qui se sont rencontrés juste avant le désastre ? Est-ce que Faye Dunaway, l’éblouissante fiancée de l’architecte, survivra ? Est-ce que l’ignoble salaud Richard Chamberlain va s’en sortir ou plutôt finir en rôti de porc ? Est-ce que Steve McQueen va arriver à faire sauter les verrous des bassins d’eau situés sur le toit pour éteindre les flammes ? Est-ce que Paul Newman va abandonner son boulot d’architecte pour élever des chèvres en Ardèche ?

Les réponses à ces questions essentielles ne seront pas dévoilées ici… Disons juste que le pompier O’Hallorhan porte jusqu’au bout un regard condescendant sur les architectes et leurs œuvres qui, par leur orgueil de construire toujours plus haut, toujours plus spectaculaire, mettent en danger la vie des utilisateurs.

Ce qui fait quand même réfléchir – un peu – Doug Roberts (même si le film désigne clairement la cupidité du promoteur comme unique source du désastre).

Vu sous cet angle, on pourrait croire que ce film grand public dénonce le modèle économique américain et le progrès en général, or cette vision est vite supplantée par la mise en avant d’autres vertus, présentées comme typiquement américaines : le courage et la solidarité dans la détresse. Et surtout l’héroïsme sans faille des pompiers, qui, tels la cavalerie dans les westerns, restent les gardiens de la sécurité du pays, même si le paysage a été pourri par une poignée de promoteurs véreux.

Sans surprise, le générique de fin remercie chaleureusement les sapeurs-pompiers de la ville de San Francisco pour leur précieuse aide apportée au film, mais aucun remerciement n’est adressé à l’ordre des architectes.

1Détrôné depuis par la tour Burj Khalifa à Dubai (828 m) qui est actuellement l’immeuble le plus haut du monde, construit en 2010 par Skidmore, Owings & Merrill.

2 Suivi de très près par la parodie de western « Le shérif est en prison » de Mel Brooks. En France, le film qui attire le plus de spectateurs au cinéma en 1974 est « Emmanuelle », avec Sylvia Kristel.

THE TOWERING INFERNO (La tour infernale) 1974 John Guillermin et Irwin Allen

2 réflexions sur “Doug Roberts, architecte infernal

  1. Bien vu de bout en bout, et très drôle, jusque dans des considérations « spécialisées » (« vaguement inspirée des mauvais jours de Frank Lloyd Wright ») : merci !

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