« Yo-Yo » 1964 Pierre Etaix

C’est le rêve d’un enfant de la balle, immortalisé par une photographie qui ne le quitte plus : habiter un château !

Cet enfant s’appelle Yo-Yo et il vit avec sa mère dans un cirque. Le château, il le découvre en même temps que son propriétaire, un millionnaire : son père

Ce dernier (joué par Pierre Etaix) qui possède tout et n’a le goût de rien est le prisonnier léthargique de la cage dorée qu’il a construite lui-même et dont les vastes et fastes espaces ne lui procurent aucune satisfaction.

Etaix (le cinéaste) souligne l’ennui de son personnage par l’architecture ordonnée et répétitive de la demeure et ses compositions parfaitement symétriques.

Le vide émotionnel du personnage est exprimé par sa déambulation dans de vastes espaces intérieurs en compagnie de ses serviteurs. Comme chez Tati, l’ambiance sonore est très importante dans cet univers : l’architecture de rêve est compromise par le grincement disproportionné d’immenses portes qui ouvrent et ferment chaque espace parcouru !

Le millionnaire se languit d’une romance perdue, qu’il a eu jadis avec une jolie écuyère de cirque (Luce Klein) – la mère de Yo-Yo.

Frappé par la grande dépression, le millionnaire perd sa fortune, rejoint le cirque, l’écuyère, son fils et devient saltimbanque. (Eh oui, c’est aussi simple que ça chez Etaix, et ça fonctionne.)

La roulotte, habitat-sans-domicile-fixe, étriquée et bordélique, devient alors la maison idéale pour atteindre à la fois le bonheur familial et la liberté professionnelle.

Le trio sillonne le pays de ville en village, enchaînant ses numéros et vivant sans soucis, d’amour et d’eau fraîche.

Voir aujourd’hui Pierre Etaix passer avec allégresse sur le toit de la roulotte en marche, simplement pour donner un baiser à sa bien-aimée, …


… se retrouver accroché à une branche, puis tomber dans un camion qui dépasse la roulotte pour – enfin – atterrir à nouveau sur le siège de sa voiture est un pur bonheur !


Il s’inscrit ainsi parfaitement dans la lignée d’un Buster Keaton et de son approche innocente des cascades dangereuses, que ses héros réalisent sans broncher …

… avec une séquence surpassant les efforts récents des gros mastodontes hollywoodiens (Daniel Craig dans « Skyfall », 2012 ; Harrison Ford dans « Indiana Jones 5 », 2023 – ci-dessus ; Tom Cruise dans « Mission: Impossible 7.1 », 2023) qui envoient également leurs héros sur des toits en mouvement pour épater le spectateur, sans atteindre la légèreté et la maîtrise du réalisateur, aux moyens techniques pourtant beaucoup plus réduits !

Le bonheur est dans la roulotte, mais l’enfant rêve de château !

Cette obsession de regagner le bien de son père pousse Yo-Yo, devenu jeune adulte et clown à succès, à racheter le château tombé en ruine.

Le clown devient alors homme d’affaires et supervise de près les travaux de rénovation.

Cette restauration s’achève avec une grande inauguration mondaine. C’est l’occasion rêvée pour Etaix de se moquer de la « jet set » et de ses préoccupations futiles, dans une scène inspirée en grande partie du cinéma de Federico Fellini, dont il admire « La Dolce Vita » (1960) et « Huit et demi 1 » (1963).

L’obsession du château fait même manquer à Yo-Yo l’amour de sa vie, Isolina (Claudine Auger ! – qui joue la même année la fiancée de James Bond dans « Opération Tonnerre »). Quand ils se croisent par hasard, dans une église en Espagne puis dans un hôtel à Londres, Yo-Yo, distrait par un détail lui inspirant un nouveau gag pour son spectacle, réalise trop tard qu’Isolina est déjà partie.



Dans le couloir de l’hôtel, elle le quitte pour une tournée à Berlin, et le corridor devient sans transition un passage vers la piste de cirque. Raccord magnifique et poétique qui brouille les frontières de l’espace-temps et fait disparaître la belle dans les airs, loin de Yo-Yo qui reste bredouille.
D’où vient donc cette obsession de château, qui, une fois réalisée ne procure finalement pas la satisfaction espérée ?

Etaix pose cette question en passant…
Le film ne s’y attarde pas, débordant littéralement d’idées et de thèmes riches et variés : hommage poétique au cirque, réflexion pertinente sur le développement du cinéma (du muet, en passant par le parlant, jusqu’à l’arrivée écrasante de la télévision). C’est aussi un film sur l’ennui et sur l’envie, sur la peur et sur la guerre, sur la difficulté de trouver l’amour et sur l’importance des rêves. Un film drôle, poétique et loufoque… empreint d’une certaine mélancolie. Sans oublier la question du « chez soi » et son prolongement : l’architecture.
Roulotte ou château, comment choisir ?


La dernière séquence montre Yo-Yo quittant le château à dos d’éléphant, celui-là même qui l’avait déjà extrait enfant de ses fastes, pour le ramener au cirque enroulé dans sa trompe. Les deux s’en vont au loin, tels les héros d’un étrange western (reprise d’une image du générique du début), ou comme Charlot, éternel vagabond sur les routes. Des mythes du cinéma… sans domicile fixe.
1 La libre association d’images et d’idées qui caractérisent « Huit et demi » a été une influence majeure pour « Yo-Yo », le film le plus expérimental de Pierre Etaix.
« Yo-Yo » 1964 Pierre Etaix