La ville qui coule

THE NAVIGATOR (La croisière du Navigator) 1924 Buster Keaton & Donald Crisp

ARCHITEKTURKONGRESS (Congrès d’architecture) 1933 Laszlo Moholy-Nagy

A NIGHT TO REMEMBER (Atlantique, Latitude 41°) 1958 Roy Ward Baker

Développé pour couvrir les besoins liés à la migration internationale en rapport avec la colonisation, le paquebot apparaît au XIXème siècle. C’est un navire spécialisé dans le transport des passagers en haute mer, soit pour assurer une liaison (les fameux transatlantiques), soit pour le voyage d’agrément (bateaux de croisière).

« La Croisière du navigator » 1924 Buster Keaton et Donald Crisp

Ces véritables villes sur l’eau de 60 à 360 m de longueur, comportant jusqu’à 2000 cabines, concentrent dans une autonomie relative, tout ce qu’une ville peut offrir : logements, restaurants, théâtre, cinéma, courts de tennis, piscine, boutiques, … .

C’est de fait également un microcosme sociétal de la ville, notamment en ce qui concerne les transatlantiques, où doivent cohabiter, mais de manière compartimentée, l’élite fortunée et les gens simples. On peut le constater ci-dessus dans « Titanic » (1943, Selpin & Klingler), qui détourne le drame du naufrage en film de propagande allemand1 !

« Atlantique, Latitude 41° » 1958 Roy Ward Baker

Une fois parti en mer, le paquebot est de ce fait l’endroit idéal pour développer des drames autour des rencontres, puisque les passagers auront du mal à s’échapper du lieu ou de leur destin – surtout si le bateau en fait lui-même partie.

« Atlantique, Latitude 41° » 1958 Roy Ward Baker

Ce que le cinéma a vite compris en tournant plus d’une douzaine de versions cinématographiques du naufrage le plus célèbre du monde : la rencontre malheureuse d’un iceberg avec le paquebot Titanic, réputé insubmersible en 1912. Ce drame a coûté la vie à 1500 passagers et a traumatisé le monde entier.

La version cinématographique la plus intéressante nous semble encore celle de Roy Ward Baker, « Atlantique, latitude 41° » (1958), qui reprend par ailleurs des scènes de panique du très onéreux « Titanic » allemand de 1943 (!), éclipsé depuis 1997 par le le succès mondial du film américain « Titanic » de James Cameron.

Une scène de ce dernier film, devenue célèbre, a même inspiré l’agence d’architectes BIG dans son projet « VM houses » à Copenhague, avec des balcons « Léonardo DiCaprio » 2 ! Légitimation pseudo-poétique pour un principe de balcon expressif, mais de facto peu pratique et difficilement utilisable en raison de sa forme triangulaire.

Malicieusement, la réalisatrice Marie Kreutzer détourne dans « Corsage » (2022), l’image ultra-codée de la proue où s’enlace le couple Léonardo DiCaprio/Kate Winslet, en lieu de suicide (imaginaire) d’Elisabeth d’Autriche (Sissi).

Deux autres films constatent en 2022 que le bateau de croisière est, au regard du changement climatique et de la pollution qu’il engendre, au mieux un colosse anecdotique, au pire une aberration. Le gratuitement provocant « Sans filtre » du surestimé Ruben Östlund dénonce sa décadence et la première image de « Les Crimes du futur » (David Cronenberg), – ci-dessus – son obsolescence, montrant un paquebot échoué près des côtes dans un futur délabré et incertain.


Avant d’en arriver là, Buster Keaton a déjà en 1924, l’idée de génie d’« enfermer » un couple de nantis seuls sur un immense paquebot à la dérive, dans la « La Croisière du Navigator » .

Ignorant la présence de l’autre, chacun passe beaucoup de temps à errer sur l’immense bateau avant de réaliser qu’une deuxième personne s’y trouve !

Ces membres de la haute société prennent conscience rapidement que, privés de l’équipage et de leurs serviteurs respectifs, ils ne savent rien faire ! Ce qui donne à Keaton l’occasion de créer une multitude de gags autour d’un déjeuner qui tourne au fiasco, à cause de leur incompétence pour se faire cuire un œuf ou préparer une tasse de café.

Mais au fil des semaines, ils arrivent plutôt bien à s’accommoder de ces tâches quotidiennes et tirent même profit de la situation pour tomber amoureux. Tout va bien, jusqu’à ce …

… qu’ils tombent sur une île avec des habitants qui – visiblement – ne sont pas très accueillants vis-à-vis des demandeurs d’asile à la dérive !


Dans les années trente, le paquebot fait encore rêver les spectateurs, en témoignent les nombreuses films qui s’y déroulent : « Transatlantique » (1931, William K. Howard), avec la sublime Myrna Loy ; « Dainah la métisse » (1932, Jean Grémillon), qui replace le drame d’Othello sur l’eau ;  « Transatlantic Merry-Go-Round » (1934, Benjamin Stoloff), comédie-musicale où un meurtre et la recherche du coupable occupent les passagers pendant le trajet ; ou encore « Le paquebot Tenacity » (1934, Julien Duvivier), dans lequel le transatlantique promet un meilleur avenir au Canada.

Mais le paquebot fascine aussi les architectes et les urbanistes :

« Architekturkongress », est un journal filmé (muet) de Laszlo Moholy-Nagy, enseignant au Bauhaus à Weimar de 1923 à 1928, qui documente le quatrième Congrès international d’architecture moderne (CIAM) se déroulant à Athènes et sur le paquebot Patris II, en 1933. La croisière amène les participants de Marseille (où Moholy-Nagy est subjugué par le pont-transbordeur !) à Athènes, en passant par l’isthme de Corinthe.

Sur le bateau sont discutés les configurations, atouts et défauts de trente-trois grandes villes du monde entier.

Moholy-Nagy, invité à titre amical, filme les lieux parcourus et les sessions de travail. Son documentaire témoigne également de la fascination de l’architecture avant-gardiste pour le design des bateaux de croisières qui exercera une influence considérable dans la conception des bâtiments à venir : hublots, garde-corps métalliques épurés, lignes aérodynamiques, rigueur des espaces, …

L’idée paraît donc assez cohérente d’organiser un congrès d’architecture et d’urbanisme sur une « ville qui nage », où chaque espace est pensé par rapport à sa fonctionnalité et son efficacité, sans pour autant oublier les aspects esthétiques, ou même le goût du luxe.

Parmi les architectes avant-gardistes qui deviendront célèbres pour la plupart, on retrouve l’incontournable Le Corbusier, son cousin et proche collaborateur Pierre Jeanneret, Alvar Alto, Josep Lluis Sert, Pietro Maria Bardi, André Luçart, Ernst May, mais aussi des peintres et des poètes, comme Fernand Léger ou Matila Ghyka.

L’esthète Moholy-Nagy s’intéresse aussi aux femmes à bord, celles-ci étant essentiellement accompagnatrices ou, plus rarement, mécènes (comme Hélène de Mondrot), affichant de jolies garde-robes d’été.

L’exception est l’incomparable Charlotte Perriand (à droite), facilement reconnaissable a sa coupe de garçonne et son air désinvolte au milieu de ces messieurs, qui cherchent avec un air sérieux très appuyé, à changer le visage de nos villes (et de nos vies). Elle est pratiquement la seule femme qui participe aux discussions en tant qu’architecte et designer.

Le congrès aboutira à la fameuse « charte d’Athènes » (publiée en 1943), véritable manuel de lutte contre l’insalubrité des nombreux quartiers existants et de promotion de la ville moderne où habiter, travailler, se divertir et circuler sont des fonctions strictement séparées.

DE BRUIT ET DE FUREUR 1988 Jean-Claude Brisseau

Dans la réalité, l’application irréfléchie – et purement mercantile – de ces préceptes dans les années 60 et 70, aboutira à la construction des grands ensembles. Mal desservis et anonymes, combinés à des zones commerciales purement consuméristes et sans charme, ces nouveaux quartiers ont profondément marqué la configuration des villes dans sa périphérie et causé beaucoup de dégâts.

La croisière s’amuse, mais la ville coule.

(à suivre)

1 « Titanic » , tourné pendant la seconde guerre mondiale à l’initiative de Joseph Goebbels dénonce la cupidité des armateurs britanniques qui, selon le film, ont consciemment mis en service un navire dangereux. Le film met en scène un vaillant officier allemand qui sauve des vies alors que le propriétaire du bateau finit devant la justice.

2BIG – Bjarke Ingels Group, Yes is more, Köln, Taschen, 2009

THE NAVIGATOR (La croisière du Navigator) 1924 Buster Keaton & Donald Crisp

ARCHITEKTURKONGRESS (Congrès d’architecture) 1933 Laszlo Moholy-Nagy

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