Erich von Stroheim à Vienne (2)

THE WEDDING MARCH (La Symphonie nuptiale) 1926 Erich von Stroheim

QUEEN KELLY (La Reine Kelly) 1928 Erich von Stroheim

Les films qu’a réalisé Erich von Stroheim entre 1925 et 1928 à Hollywood, sur Vienne sa ville natale, dégagent tous la même étrange ambiguïté, entre fascination et mépris pour un système monarchique et aristocratique, dont le réalisateur identifie bien l’aspect grotesque et révolu… Mais il regarde aussi cet univers avec beaucoup d’admiration et de nostalgie. C’est cette ambivalence qui rend ces films, encore aujourd’hui, si intéressants.

« La Symphonie nuptiale » (1926) commence avec une série d’images d’archives, choisies avec soin par Stroheim lui-même, pour présenter Vienne : l’hôtel de ville néogothique composé de plus que 30 millions de briques, …

… l’opéra, premier bâtiment important construit entre 1861 et 1869 sur le Ring (boulevard annulaire du centre-ville), …

… l’emblématique colonne de la peste située sur le Graben dans l’Innere Stadt.

… sans oublier la Hofburg, le palais impérial des empereurs d’Autriche-Hongrie.

Les intertitres précisent : « La ville qui a donné au monde : Beethoven, Mozart, Schubert, Haydn … la ville des valses, de la gaieté et de l’amour, pure et douce ».

C’est son film le plus ambitieux, qu’il conçoit en deux parties et avec une durée de huit heures. Il est précédé d’un carton qui précise « modestement » : « In it’s intirety an Erich von Stroheim creation » (= De A à Z, une création de Erich von Stroheim).

Stroheim joue lui-même le rôle du Prince Nickolas von Wildeliebe-Rauffenburg, qui tombe amoureux de la pauvre Mitzi (Fay Wray, émouvante de beauté et de sincérité).

C’est le premier rôle important de Fay Wray, avant qu’elle ne devienne par la suite la fiancée de King Kong (1933) et l’une des premières scream queens d’Hollywood.

Le couple se rencontre lors d’une parade devant la cathédrale Saint-Etienne. Mitzi est dans la foule pour admirer l’empereur François-Joseph I, quand le cheval du Prince Nicki se cabre et blesse la jeune fille, qui est emmenée à l’hôpital. Stroheim a filmé cette séquence en grande pompe, avec d’innombrables figurants et en Technicolor bichrome, un film de couleur extrêmement coûteux à l’époque.

Il reconstitue à grand frais le fronton de la cathédrale Saint-Etienne de Vienne avec ses rues adjacentes.

Nicki se renseigne sur l’état de santé de Mitzi à l’hôpital …

… et la retrouve, après sa sortie, dans un Heuriger (auberge typique des abords de Vienne), où elle joue de la harpe pour gagner quelques sous. Stroheim dépeint cet établissement rustique, entouré d’arbres fruitiers et de vignes, de manière absolument féérique, pour encadrer la scène la plus romantique du film :

la première (et unique) nuit d’amour entre l’officier et la jeune fille. Avec les arbres en fleurs, qui scintillent autant que brillent les boutons de son uniforme !

Quand Nicki exprime son souhait d’épouser Mitzi, il reçoit un « non » catégorique de la part de ses parents, qui ont déjà conclu un marché avec l’industriel Fortunat Schweisser afin que leur fils épouse sa fille boiteuse, Cecilia. Ainsi l’avenir de la famille, qui n’a plus de ressources, est assuré.

Cecilia est incarnée par Zasu Pitts, la vedette inoubliable de « Rapaces », le chef d’œuvre le plus important de von Stroheim.

Nicki n’a donc pas le choix et sa mère (jouée avec délice par Maude George), résume la morale de l’époque, que von Stroheim dénonce dans son film (en regardant avec insistance son mari) : « L’amour est une chose, le mariage en est une autre ! »

Comme pour presque tous ses films, Stroheim doit se contenter, après avoir dépensé plus d’un million de dollars, d’une version plus modeste imposée par le producteur, qui ramène l’histoire à deux fois deux heures. La deuxième partie, « The Honeymoon » (« La Lune de miel ») est distribuée à l’époque uniquement en Europe et en Afrique du Sud et est considérée aujourd’hui comme perdue. La première partie qui subsiste, peut néanmoins être vue comme un film complet.


« Queen Kelly », tourné deux ans après « La Symphonie nuptiale », s’ouvre sur un intertitre annonçant « Kronberg – capitale d’un ancien royaume en Europe centrale ». Cette ville inventée est illustrée – comme par hasard – par une vue du Wienflussportal, un imposant portail Jugendstil, construit entre 1903 et 1908 par les architectes Friedrich Ohmann et Josef Hackhofer, à la hauteur du Stadtpark dans le centre de Vienne.

« Queen Kelly » raconte en gros la même histoire que « Les Chevaux de bois » et « La Symphonie nuptiale », mais sous un angle encore plus rocambolesque et cru, se rapprochant de la littérature de colportage et du roman de gare : l’orpheline Kelly (Gloria Swanson, niaise à souhait) tombe amoureuse du prince Wolfram (Walter Byron, suffisant), qui lui-même doit se marier avec la reine Regina V. (Seena Owen, fascinante). Le couple Gloria Swanson et Walter Byron s’avère bien inférieur et moins convaincant que Fay Wray et Erich von Stroheim dans « La Symphonie nuptiale » et Mae Murray et John Gilbert dans « La Veuve joyeuse ».

Ceci mis à part, la fantaisie provocatrice de von Stroheim ne connaît pas de limites : la reine se promène nue dans le château ; le prince Wolfram n’hésite pas mettre le feu au couvent (!) pour passer la nuit avec sa bien-aimée Kelly, …

… la reine, qui découvre Kelly dans le lit de son Wolfram, la fouette jusqu’à ce qu’elle décampe ailleurs !

Kelly se retrouve ensuite en Afrique orientale allemande pour assister à l’enterrement de sa tante, …

… qui est en fait la propriétaire d’une maison close et l’a déjà promise (plutôt vendue) au plus affreux des maquereaux : l’horrible Jan Vryheid (Tully Marshall) …

Tout ça dans des décors somptueux, toujours aussi extravagants et coûteux.

Von Stroheim envisage un film d’une durée de cinq heures. Au bout de trois mois de tournage Gloria Swanson est au bord de la crise de nerf et dégoûtée du metteur en scène, qui demande à Tully Marshall de baver sur le visage de la vedette et qui emploie de vraies prostituées pour les scènes dans la maison de passe …

… Le producteur Joseph P. Kennedy (père de John F.) est catastrophé par les coûts exorbitants et stoppe net le film qui restera inachevé (une version fragmentée de presque deux heures est désormais disponible).

Comme pour « La Symphonie nuptiale » (ci-dessus), de nombreuses légendes circulent sur les supposées séquences d’orgies déchaînées tournées par von Stroheim. Il est désormais difficile de juger à quel point ces histoires sont exagérées … ou pas, puisque les pièces à conviction les plus explicites ont été détruites.

Toujours est-il que le tournage tumultueux et coûteux de « Queen Kelly » brisera définitivement la carrière du cinéaste Erich von Stroheim.

THE WEDDING MARCH (La Symphonie nuptiale) 1926 Erich von Stroheim

QUEEN KELLY (La Reine Kelly) 1928 Erich von Stroheim

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