L’INCONNU (The Unknown) 1927 Tod Browning
« L’Inconnu » est sans doute le plus impressionnant et le plus sombre des dix films que Lon Chaney et Tod Browning ont tourné ensemble entre 1919 et 1929. Si tous leurs films explorent le côté obscur de l’humanité, l’équivoque et le macabre, celui-ci est le plus tordu.

Browning situe ses films souvent dans des environnements louches et inquiétants pour souligner l’étrangeté de ses histoires. Si ce ne sont pas les bas-fonds de la ville, il s’agit comme ici, du monde du cirque avec des caravanes aux formes expressionnistes.

Le cirque est un des thèmes de prédilection de Browning, qui a été lui-même circassien avant de se tourner vers le cinéma. Auteur de plus de soixante films, le réalisateur est surtout connu pour deux grands classiques d’épouvante des années trente : « Dracula » (1931), première évocation cinématographique du célèbre comte avec le charismatique Bela Lugosi et « La Monstrueuse parade » (« Freaks », 1932), qui conte le destin d’un groupe de personnes présentant des malformations, exhibées comme bêtes de foire… dans un cirque !

« L’Inconnu » s’ouvre ainsi sur une magnifique peinture sur cache qui révèle un splendide chapiteau, évoquant les formes expressionnistes des dessins de Bruno Taut – architecte allemand – et son « palais de glace », construit en 1914.
Cedric Gibbons, le célèbre chef décorateur de la MGM, est cité comme décorateur artistique avec Richard Day, mais c’est probablement plutôt Day qui a travaillé sur le projet.


Le numéro phare de la troupe est effectué par Alonzo (Lon Chaney), un saltimbanque sans bras, qui lance des couteaux avec ses pieds, au plus près de la jeune et jolie Nanon (Joan Crawford), …



… pour ensuite la dévêtir avec des tirs de carabine. Nanon est la fille d’Antonio Zanzi (Nick de Ruiz), le tyrannique directeur du cirque.

A côté de Lon Chaney, vedette mondialement connue à l’époque comme l’homme aux milles visages, le film révèle Joan Crawford, âgée alors de 23 ans dans l’une de ses premiers rôles importants, celui de Nanon.

Alonzo, protecteur bienveillant de la jeune femme, cache plusieurs secrets : seul son fidèle compagnon, le nain Cojo (John George), sait qu’il possède toujours ses deux bras, dissimulés habilement en public sous ses vêtements et un corset. Ce subterfuge lui sert notamment à commettre des vols et des crimes, la nuit venue. Et derrière son amour pour Nanon, d’apparence platonique, se cache le désir de la posséder.

Nanon est convoitée par d’autres prétendants, parmi lesquels le vigoureux Malabar (Norman Kerry) – l’homme fort du cirque. Mais ses tentatives directes et maladroites de rapprochement se soldent par un échec, car Nanon souffre d’une phobie des mains et a horreur d’être touchée.

Elle ne se sent logiquement en sécurité qu’en présence d’Alonzo, qu’elle considère comme un ange-gardien, sans se douter de sa double vie criminelle et du désir qu’il éprouve pour elle

Après avoir tué le père de Nanon, Alonzo s’affirme comme bienfaiteur de la jeune fille, afin de l’éloigner du cirque et des tentatives entreprenantes des autres hommes. Persuadé qu’elle partage ses sentiments, il fantasme une vie amoureuse. Mais combien de temps Alonzo pourra-t-il cacher à Nanon l’existence de ses bras ?

Il décide alors de se faire couper les bras pour pouvoir enfin vivre une idylle avec Nanon, dont il rêve depuis si longtemps. L’opération fatale a lieu dans une salle d’opération emphatique, mêlant ambiance de laboratoire, d’amphithéâtre et de lieu sacré, qui préfigure toute une série de laboratoires de scientifiques fous, caractéristiques du cinéma fantastique à venir.

Pendant la convalescence d’Alonzo, Nanon revoit Malabar qui continue de la courtiser en se gardant bien de la toucher.

Cette intermède de marivaudage est filmé à travers un filtre qui semble vouloir jeter un voile pudique sur le couple amoureux et innocent. Même le décor passe du sinistre cirque à un paysage italien féerique.

Lors d’une promenade dans un jardin romantique, composé d’une multitude de petits escaliers, Nanon trébuche, et tombe littéralement dans les bras de Malabar.


Aussi surprise que soulagée, Nanon réalise alors qu’elle a surmonté sa phobie et accepte de se tenir dans les bras de son prétendant. La topographie et la disposition des escaliers est ici capitale pour faire comprendre au spectateur ce basculement important (et quelque peu tiré par les cheveux, mais on n’en est plus à un détail près) de l’histoire.



Quand Alonzo réalise que Nanon aime Malabar et que son plan a échoué, il devient fou. Le jeu et l’expressivité du visage de Lon Chaney est extrêmement impressionnant dans cette séquence où il essaye de sauver la face tout en étant déchiré de douleur.

Si Lon Chaney tourne à cette période dans des productions à gros budget, comme par exemple « Notre-Dame de Paris » (1923) et « Le Fantôme de l’opéra » (1925), qui bénéficient d’impressionnants décors, « L’Inconnu » est un film aux moyens modestes.

La réduction des décors aux strict nécessaire permet au contraire de renforcer l’intérêt du spectateur …

… pour le destin funeste et dramatique des personnages, captivant du début à la fin.

Malgré le fait que les copies du film qui subsistent soient incomplètes (environ 20 minutes du film sont perdues sans que cela nuise à la compréhension de l’intrigue), « L’Inconnu » reste un film incroyablement puissant, grâce notamment à la performance de Lon Chaney – touchant et détestable.
L’INCONNU (The Unknown) 1927 Tod Browning